Avec son héros littéralement hanté par la musique, Richard Powers pointe les obsessions sécuritaires de l’époque et rend hommage aux compositeurs visionnaires du siècle passé.
Une scène finale de film noir : face à des flics surarmés, un fugitif pointe un revolver vide de balles. Mais ici, le fuyard septuagénaire brandit en guise de flingue un simple vase – un vase dont l’Amérique entière, affolée par une traque hypermédiatisée, craint qu’il ne contienne un poison mortel. En offrant au héros de son nouveau roman cette sortie de cinéma, Richard Powers achève de faire de lui l’archétype de l’aventurier solitaire. Amoureux éperdu des inventeurs de sons les plus audacieux du XXe siècle, c’est en devenant à son tour compositeur, puis en transposant son expertise harmonique dans le domaine de la chimie, que Peter Els a relevé le défi que lançait leur génie – à cette démarche répond celle de Powers, lequel signe dans Orfeo des pages d’une musicalité extraordinaire.
Cavale entrecoupée de flash-backs
Vu d’Amérique, il n’est pas de thème plus romanesque que la conquête d’une nouvelle frontière, qu’elle soit spatiale, scientifique ou économique. En ajoutant à ces champs d’exploration celui des sons, Powers – lui-même musicien – fait vivre un univers d’expérimentations, de controverses, d’audaces et de transgressions. A la fois vocation vitale et malédiction sur le plan social, son amour de la musique d’avant-garde voue Peter Els à s’éloigner de ses proches pour, après la découverte à son domicile d’un laboratoire de chimie, se voir surnommé le “Bach du bioterrorisme”.
Commence alors une cavale entrecoupée de flash-backs durant laquelle Els dialogue avec ses accusateurs par le biais de tweets : “J’ai voulu faire en sorte que mon microbe ressemble à la musique que j’aimais à 16 ans, quand je découvrais un nouveau monument toutes les deux ou trois heures.” Durant sa fuite, Els évoque le mystère des “cascades chimiques déclenchées dans le corps de l’auditeur” – des cascades dont le lecteur fait tout au long d’Orfeo l’expérience, tant les sensations que dispense la prose de Powers sont intenses.
Ecrivain hors du commun
Capable d’évoquer l’œuvre d’Olivier Messiaen avec une énergie, un lyrisme et une inventivité à faire paraître fades les plus enflammés des écrits sur le jazz ou le rock, Powers rejoint les rangs des visionnaires dont son œuvre est peuplée. Et confirme son statut d’écrivain hors du commun, dont chaque roman élargit le champ – et le chant – des possibles.
Orfeo (Cherche-Midi), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin, 430 pages, 22 €