Dans son bouleversant roman Encore , le Turc Hakan Günday retrace le quotidien infernal des migrants séquestrés au fin fond de l’Anatolie, quelque part entre leur pays d’origine et l’Europe. Un sujet brûlant évoqué sans pudeur ni angélisme.
« A ceux qu’au nom des nations, l’histoire des hommes enterre vivants dans les rues.” On peut lire cette dédicace en ouvrant Encore, le nouveau roman d’Hakan Günday. Le jeune protagoniste Gazâ, 9 ans, y aide son père à transporter des réfugiés entre la Turquie et la Grèce. Il devient peu à peu le tortionnaire de ceux qu’on nomme dans sa famille la “marchandise”, tandis que son univers bascule dans l’horreur, puis la folie.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Si Encore sort dans le contexte dramatique que l’on sait, l’actualité en tant que telle semble étrangement ne pas intéresser l’auteur au premier abord. En Europe, on ne parlait pas encore de “crise des migrants” quand il a commencé à écrire son texte, en 2013. En Turquie, il y avait déjà des centaines de milliers de réfugiés, syriens, afghans ou autres. “C’est une histoire aussi vieille que le monde, rappelle dans un français parfait ce fils de diplomate de 39 ans. Si j’avais écrit ce livre il y a soixante ans, ces clandestins auraient pu être des Français tâchant de fuir les Allemands.”
La question obsédante des rapports de pouvoir et de violence
Hakan Günday a grandi à Bruxelles, où il a étudié les sciences politiques, avant de s’installer à Istanbul. L’homme que l’on retrouve aujourd’hui dans un café du XVIIIe arrondissement de Paris se trouve donc au croisement des cultures turque et occidentale.
A l’origine de son livre, il y a d’abord cette question, qui l’obsède depuis longtemps, des rapports entre l’individu et le groupe, l’individu et la société. Et des rapports de pouvoir qui peuvent dégénérer en violence. “J’écris sur ce que je ne comprends pas, ce qui me met hors de moi”, dit-il. Il s’indigne de “ces articles de journaux qui chuchotent la même chose, ces brèves de quatre ou cinq lignes, où tu n’as que des chiffres de gens noyés dans un bateau. La seule chose que l’on sait d’eux, c’est qu’ils sont morts.”
Dans ce roman aussi dur que beau, on découvre le système effroyable qui régit l’économie parallèle des clandestins. De ces “produits”, dont Gazâ dit froidement que “le prix de revient était encore inférieur aux frais d’importation des articles venus de Chine. De Kaboul à Marseille ou d’Islamabad à Naples, les migrants étaient transférés gratuitement d’un continent à l’autre. (…) Ils n’allaient plus chercher la liberté, ils partaient vers des années de travaux forcés, avec l’espoir de gagner en un an, et d’envoyer à leur famille, de quoi acheter une vache. Le transport clandestin était devenu un véritable trafic d’esclaves.”
Au plus profond de la noirceur
Ces esclaves des temps modernes, l’auteur n’en fait pas pour autant des victimes, martyrs ou porte-parole d’une cause. Toute la force du livre tient au contraire dans sa capacité à décrire leur grandeur comme leurs bassesses, leur héroïsme comme leur lâcheté. Enfermés dans un entrepôt pendant un temps indéterminé, ces hommes et femmes réalisent qu’ils sont la proie d’un gosse qui a sur eux pouvoir de vie et de mort. Dès lors, la nature humaine va s’exprimer dans sa vérité la plus crue. Il y a ceux qui se taisent, et ceux qui se rebellent.
Encore plonge ainsi au plus profond de la noirceur, afin d’y regarder l’insoutenable droit dans les yeux. “Pourtant, tu auras beau essayer, tu ne pourras jamais écrire quelque chose d’aussi violent que le journal télévisé”, tempère le romancier. Il cite un reportage sur ces gens qui, à Izmir, vendent aux migrants de fausses bouées faites avec des morceaux de bois, parce que ça coûte moins cher à fabriquer. “L’horreur a toujours un train d’avance”, résume Hakan Günday.
L’ombre de Céline plane sur ce livre : Voyage au bout de la nuit fut cette “révélation” qui donna à l’auteur l’envie d’écrire. “J’avais alors 24 ans et je ne savais pas quoi faire de ma vie.” Son premier manuscrit sera refusé par les grandes maisons d’édition turques, jusqu’à sa rencontre avec Nevzat Çelik, poète et éditeur sulfureux qui publie des auteurs comme Bret Easton Ellis. Huit romans plus tard, Hakan Günday est devenu l’emblème de la nouvelle génération d’écrivains turcs.
Encore donne un nom, une existence aux migrants
Pour comprendre la complexité des trafics de migrants, l’écrivain a étudié des rapports des Nations unies et de l’Union européenne, et c’est toute la carte de ces réseaux clandestins que révèle son livre. Gazâ refera d’ailleurs le chemin de “ses migrants” en sens inverse, jusqu’à l’Afghanistan. Encore n’en reste pas moins une œuvre de fiction, qui regorge d’inventivité et d’audaces stylistiques.
Le livre est découpé en parties, chacune faisant référence à l’un des canons de la peinture de la Renaissance, du sfumato (un effet de flou) au chiaroscuro (clair-obscur). L’auteur revendique par là sa subjectivité, et c’est aussi à son imagination qu’on doit le tour de force qu’est son roman. “Il suffit de regarder le miroir assez longtemps, et tu peux raconter la vie de mille personnages, juste en faisant le focus sur toi-même et ton entourage.” Ces personnages, en l’occurrence, ce sont ces êtres qui débarquent aujourd’hui en Europe et qu’on regroupe, anonymement, sous la bannière de “migrants”. Encore leur donne un nom, une existence individuelle.
La corruption transforme l’horreur en banalité
L’écrivain ne prétend pas offrir de solution aux drames qu’il décrit. On achève néanmoins la lecture de son livre avec mille questions aux lèvres. Sur la responsabilité de chacun dans la situation actuelle des réfugiés, sur le double jeu des Etats, sur l’impunité, sur la violence comme moyen de communication ultime entre ceux qui ne se comprennent pas. Le livre n’épargne personne. Il dénonce d’abord ce qui se passe dans son pays, cette corruption ambiante qui transforme l’horreur en banalité. Dans le village où se déroule l’action, il suffit de verser des pots-de-vin au maire et à la police pour qu’ils ferment les yeux sur le trafic.
Sur la Turquie, centre névralgique de la crise des réfugiés actuelle, Günday écrit : “Notre pays est un vieux pont entre l’Orient aux pieds nus et l’Occident bien chaussé, sur lequel passe tout ce qui est illégal.” S’il décrit Erdogan comme un “populiste trempé dans les affaires les plus louches”, notamment le commerce avec l’Etat islamique, Günday fustige tout autant l’Occident. Car là où certains paniquent face à 24 000 réfugiés, ce sont près de deux millions de Syriens qui ont depuis longtemps trouvé refuge en Turquie.
Le bien et le mal sont un choix de chaque instant
D’Aylan Kurdi, l’enfant retrouvé mort sur une plage en Turquie, il dit : “La photo est récente, mais cet enfant est en fait allongé là depuis des années.” Des dirigeants européens, il s’agace de “ceux qui affirment qu’il faudrait que ce soient tous des gens bien pour les accepter, comme si on vendait les mérites d’un lave-vaisselle. C’est une hypocrisie. Il faut les accepter parce que ce sont des hommes. Point.” Le dénouement du roman, lueur d’espoir au bout d’un tunnel, est magnifique.
“Encore”, c’est le seul mot turc que, dans le roman de Günday, ces hommes, femmes et enfants connaissent. Encore une minute de vie, d’oxygène, d’eau. S’il s’agit, au bout du compte, de la grande question du bien et du mal, celle-ci est considérée comme un choix de chaque instant. “Car ceux qui sont aujourd’hui les passeurs pourraient bien se retrouver, demain, les migrants”, réalise Gazâ une fois devenu adolescent. Et l’auteur de conclure : “Dès ta naissance, on te colle sur la peau plein d’identités, et tu passes ta vie à les décoller, pour essayer de voir vraiment qui tu es.”
Encore (Galaade), traduit du turc par Jean Descat, 384 pages, 24 €
Lire un extrait d’Encore
{"type":"Banniere-Basse"}