La tête dans les légendes éternelles, les pieds dans notre réalité la plus prosaïque, magnifiquement filmé sur un causse du Larzac avec trois francs six sous, Du soleil pour les gueux est un objet hybride au charme irrésistible. Son auteur, Alain Guiraudie, s’y révèle excellent cinéaste.
Avec Du soleil pour les gueux, cinquante-cinq minutes d’aventures épiques et de dialogue socratique, de mythologie et de proximité, de grands espaces et de chiches moyens, d’aventures et d’ironie, de légendes ancestrales et de réalité contemporaine, le cinéaste Alain Guiraudie retrouve le miracle de l’enfance de l’art, l’évidence d’un désir de cour de récré, le charme irrésistible d’un geste artistique qui concilie conscience adulte et fidélité à des rêves de gamin.
Son film est comme un pacte des p’tits loups : et si on jouait aux cowboys et aux Indiens ? Aux gendarmes et aux voleurs ? Aux Grecs et aux Troyens ? Aux chevaliers de la Table ronde ? Aux bandits d’escapade et aux guerriers de poursuite ? Aux quoi ? Bandit d’escapade et guerrier de poursuite, les fonctions ou professions de deux personnages du film.
Chaleureux, direct, pas théorique ou pédant pour deux sous, épiçant son bagout de « té » et d’un savoureux accent rocailleux comme les causses, Guiraudie précise l’origine de son désir artistique : « Pour moi, le cinéma a commencé surtout avec la télé, des films comme Tarzan et des séries cultes comme Les Incorruptibles ou Les Envahisseurs. Et puis, fondamentalement, avec quelqu’un comme Hergé qui était un dessinateur très cinématographique. C’est parti de là plutôt que de Bresson ou de Howard Hawks… Je ne suis pas un grand cinéphile, bon, j’ai vu quelques trucs… Par exemple, la première fois que j’ai vu un film de Glauber Rocha, Le Diable blond et le Dieu noir, je me suis dit qu’il y avait effectivement moyen de faire du cinéma ailleurs, très lyrique, et je me suis mis à lire les Cahiers du cinéma, ça m’a ouvert la tête. Je ne sais pas si on peut prétendre faire du cinéma sans avoir vu un film de Bresson, ça fait partie des choses incontournables de notre fonds culturel commun. J’avais envie de faire du cinéma mais je me disais que ça serait pour quand je serais grand. En attendant, c’était allons voir ce qu’ont fait les autres. »
Reprenons le début du film. Une jeune femme marche sur un splendide plateau désertique : le Nouveau Mexique ? Non. Le causse Méjean ? Pas loin : le Larzac. Soudain, elle croise un drôle de gusse qui cavale torse nu, en pantalon jogging moulant, foulard au front et gourde en bandoulière. Un sportif du dimanche ? Un marathonien qui s’entraîne au grand air ? Non : c’est Carol Izba, bandit d’escapade, en fuite à la suite d’un crime qu’il a commis.
La jeune femme, Nathalie Sanchez, coiffeuse à Millau, fait dans la randonnée ethnotouristique, elle recherche des bergers d’ounayes. Carol Izba lui conseille de marcher tout droit pour les trouver puis reprend sa fuite. Marcher tout droit quand il n’y a plus de route, plus de panneaux, juste un vaste horizon ? Nathalie Sanchez est comme le spectateur : elle doit réadapter tous ses repères. Elle est entrée en territoire ounayes et nous sommes en Guiraudie.
Qu’est-ce que la Guiraudie ? Un pays de cinéma légèrement décalé de notre réel habituel, lointain cousin de la Syldavie d’Hergé, entre légende éternelle et réalité régionale, un territoire mental qui tient de l’Iliade et du documentaire paysan, des fabliaux du Moyen Age et d’un réalisme de proximité, du western et de José Bové, des Monty Python et de Luc Moulet. « Je me suis toujours demandé comment, à partir d’un cinéma de genre, d’un cinéma populaire, je pouvais parler de thèmes sociaux. Ce qu’on voit dans le cinéma populaire est globalement assez bêtifiant. J’ai grandi dans les années 70 où il y avait des perspectives collectives, et l’art était beaucoup plus générateur d’utopie. J’ai trouvé dommage que ça retombe dans les années 80, période d’horizons qui ne se débouchaient plus, tant sur le plan politique qu’artistique. Comment retrouver de l’utopie, comment rouvrir grand l’horizon ? Pervertir le réel par de la fiction mythique et vice versa me paraissait une bonne solution. »
Nathalie Sanchez croise un deuxième coureur : c’est Pool Oxanosas Daï (ces noms !), chasseur de primes à la solde de Chaouch Maline (ces noms !!) et à la recherche de Carol Izba. Chasseur de primes ? « Non, guerrier de poursuite », corrige Pool le baroudeur, croisement de deux Bernard, Giraudeau et Lavilliers, dans une des nombreuses saillies pince-sans-rire émaillant les remarquables dialogues du film. Nathalie Sanchez rencontrera souvent Pool et Carol, ces deux chevaliers sans chevaux qui semblent quadriller le plateau à la façon des Dupondt dans le désert du Pays de l’or noir ou de Ford dans Monument Valley : en rond.
Elle finit aussi par rencontrer un berger, Djema Gaouda Lon (ces noms !!!), sans ses ounayes (ne demandez pas à quoi ressemblent ces bestioles, on ne les verra jamais dans le champ de la caméra ce qui résume la philosophie et le pouvoir d’un film qui évoque un monde beaucoup plus vaste que ce qu’on voit à l’écran, malgré l’abondance de plans larges).
Djema Gaouda Lon et Nathalie Sanchez marchent ensemble, couchent ensemble et, surtout, parlent beaucoup comme chez Daney, la marche est ici synonyme de mise en route de la parole et de la pensée, et d’ailleurs, tous les personnages sont en mouvement quasi perpétuel.
« J’aime bien que les personnages marchent. Chez Rimbaud, il y a ce truc de la marche, on réfléchit en marchant. Cette question ne s’est pas posée de façon très théorique dans mon esprit : pour moi, c’est plus l’idée de mouvement, de chorégraphie dans l’image. J’aime bien aussi l’idée que ces personnages ont peut-être parcouru des kilomètres, mais ils ont aussi peut-être tourné en rond dans un rayon de 500 mètres. Ce qui est génial avec le Larzac, c’est qu’on peut retourner la caméra et on croit qu’on est 10 bornes plus loin. Il y a un côté ubiquité, les personnages sont partout à la fois. Les deux qui marchent croisant les deux qui courent, ça tirait de belles lignes. Rythmiquement, c’était intéressant. »
Dans une diction récitative, très Nouvelle Vague, la coiffeuse et le berger discutent travail et temps libre, vide et plein d’une existence, relations patron-employé, violence du pouvoir : leurs dialogues sont une véritable leçon de philo immédiate, concrète, qui passe en contrebande et installe le film dans une drôle de zone, entre récit d’aventures et conte moral à la Rohmer. « Nos parents avaient connu le plein emploi, je fais partie de la première génération de chômeurs, celle qui a connu tous les questionnements par rapport au travail. Le travail crée du lien social, c’est le lieu où on vit avec des gens qu’on n’a pas choisis. Le travail est une question toujours essentielle. Ce discours très social de la jeune fille passe mieux dans la fable. Ça m’intéressait aussi de mettre le tiers-monde à 20 bornes de notre monde. »
Du soleil pour les gueux navigue ainsi sans cesse entre gravité et légèreté, question sérieuse et décalage humoristique. Guiraudie pourrait en faire trop dans le registre farceur et transformer son film en pochade sans conséquence, en galéjade rigolote et vite oubliée. Or, pas du tout. Une fois qu’on a compris et accepté le système du film, la diction récitée, les noms folklos, les animaux inventés (« Quand j’ai fait lire le scénario à la comédienne, elle m’a avoué qu’elle avait cherché le mot ounaye dans le dictionnaire ! J’aime bien cette espèce d’équilibre entre ce qui pourrait être vrai et ce qui ne l’est pas »), on est dedans, on y croit, on marche nous aussi, c’est du cinéma, et du bon.
Plusieurs raisons à cela. D’abord, Guiraudie ne nous force pas la main, ne nous explique rien, ne se justifie jamais, il laisse au contraire le spectateur venir tranquillement à lui et dans son monde. Reconnaissant de cette politesse élémentaire, de cette élégance signant la marque des bons cinéastes, le spectateur fait sien le pays guiraudien une fois installé dedans (cela prend cinq minutes).
Ensuite, le cinéaste croit en ses personnages et, tout aussi important, croit en ses plans : l’espace, la lumière, le hors-champ, les entrées et sorties du cadre sont intensément pensés et superbement mis en uvre. Un type qui filme aussi solairement les corps, aussi amplement un territoire, aussi intelligemment le lien charnel et quasiment spirituel entre ces corps et ce territoire, ce type-là ne peut pas prendre son matériau au second degré et du coup, le spectateur non plus.
Et puis, tout est dans le dosage de l’humour : Guiraudie ne donne jamais dans le second degré qui annihile tout enjeu mais plutôt dans l’ironie sous-jacente, le sourire intérieur, la modestie pince-sans-rire. Son humour est lui aussi une politesse, la politesse de ceux qui font les choses sérieusement mais sans esprit de sérieux. Surtout, malgré son univers de chevalerie et de western, Guiraudie ne perd jamais de vue le réel et le présent, l’ici et maintenant.
Si les noms et les situations viennent de temps anciens, de l’éternité des contes et légendes, si l’histoire du fuyard et du chasseur de primes pourrait sortir d’un scénario de Christophe Gans, Guiraudie n’utilise aucun artifice ou effet spécial : le décor et le filmage sont naturels, les costumes sont concrètement d’aujourd’hui (on peut les trouver chez Go Sport ou dans n’importe quel Prisunic), la jeune femme est shampouineuse à Millau, Carol Izba se demande s’il doit fuir à Montpellier, Pool Oxanosas Daï voudrait bien terminer sa mission pour partir en vacances avec sa femme et ses gosses…
Si pour Guiraudie les héros sont immortels (c’est le titre de son premier court métrage), le cinéaste ne se départit jamais d’un certain prosaïsme et d’une économie de moyens à tous les sens du terme qui nous ancrent dans le réel, condition nécessaire et suffisante pour qu’on croie à ses aventures. « J’ai intégré d’entrée la contrainte économique : je me suis tout de suite dit que j’aurais que dalle, une terre aride, quatre comédiens, dont moi, ce qui économisait un comédien. Je me voyais mal ne pas laisser les ounayes hors champ. Dans un film comme Le Pacte des loups, j’ai été vachement déçu quand j’ai vu la bête. Même si j’ai un jour des moyens, je me vois mal déguiser un agneau en petit vampire. Par rapport à la peinture ou à la littérature, le grand truc du cinoche est de créer un ensemble de contraintes. C’est un art qui oblige à se confronter au monde. Brecht disait que l’art est une forme de relation humaine ; avec le cinoche, on est là-dedans à tous les niveaux. »
Guiraudie relance sous nos yeux le western contemporain à deux balles (tradition inaugurée chez nous par le Billy the kid de Luc Moulet, laissée depuis en jachère), il invente la saga d’aventures revue par le Crédit agricole, la fantaisie héroïque passée au crible du matérialisme straubien et de l’ontologie bazinienne. C’est un hybride jubilatoire, qui appelle de futurs épisodes.
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Du soleil pour les gueux d’Alain Guiraudie, avec lui-même, Isabelle Girardet, Michel Turquin, Jean-Paul Jourdàa. En complément de programme, La Force des choses, précédent court métrage de Guiraudie, racontant les problèmes existentiels de trois guerriers à la recherche d’une jeune fille enlevée par un bandit.