Avec deux guitares sèches, deux voix célestes et un songwriting limpide, Turin Brakes réussit avec son premier album, The Optimist, à rénover le folk. Qui n’avait plus connu une telle fièvre et de telles mélodies depuis des lustres.
Le groupe de rock moyen en tournée picole et mate les filles. Les deux garçons de Turin Brakes, Gale Paridjanian et Ollie Knights, en tournée en janvier dernier avec Phoenix, ont été repérés en train de lire sérieusement des magazines sur les chats, abandonnant tout le funky et tout le glamour à leurs collègues français. Deux garçons tranquilles, à l’apparence extrêmement sage et polie, chez lesquels une connivence exacerbée et un goût pour les taquineries bon enfant semblent être les seules turpitudes. Pour peu qu’on ne se penche pas trop sur leurs paroles franchement malades, où tous les chats sont gris.
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Sur scène comme en dehors, le duo affiche une complicité inébranlable, montre une compréhension mutuelle fascinante Gale et Ollie sont sur la même longueur d’ondes, soudés. Ces deux Londoniens ont eu le temps d’affiner leur amitié et de devenir inséparables, puisqu’ils se sont rencontrés en première année d’école primaire à l’âge de 7 ans et ne se sont quasiment jamais perdus de vue au sens propre depuis. Ollie, chanteur : « J’étais nouveau à l’école et je cherchais à me faire des amis. Avec Gale, on a vite vu qu’on avait des goûts identiques en musique, le même sens de l’humour, différent de celui des autres gamins. On était tous les deux très fans de Chuck Berry, ce qui était marrant parce qu’aucun des autres élèves ne savait qui était Chuck Berry. A l’époque, tout le monde aimait Duran Duran. Les autres nous trouvaient un peu bizarres et on n’a jamais trouvé personne à l’école primaire pour partager ça avec nous. C’était juste nous, on formait vraiment une équipe. On faisait beaucoup de choses, toujours systématiquement ensemble. A l’école, on était assez sournois, rusés. On faisait semblant de se tenir tranquilles, mais on faisait nos coups en douce. Et on s’en tirait toujours. On ne se sentait pas supérieurs aux autres enfants, juste un peu décalés. On partageait un secret. »
Un secret déniché au grenier familial d’Ollie, qui y découvre à 7 ans des vinyles remisés de Joni Mitchell et Leonard Cohen. Un secret scellé un soir de 1987, quand le père Noël décide, pour leurs 10 ans respectifs, de leur offrir à chacun une guitare de bois. « On a alors commencé à apprendre à jouer en même temps et à écrire des morceaux. Personne autour de nous, dans notre famille, ne faisait de musique. On apprenait seuls parce qu’on savait que c’était ce que Chuck Berry avait fait, et on trouvait ça cool. » Parallèlement, Gale et Ollie choisissent comme prochaine cible de leur complicité une chorale, rejointe avec un empressement d’autant plus ardent qu’on leur avait fait miroiter qu’ils chanteraient peut-être devant la reine. Pendant six ans, trois fois par semaine, Ollie et Gale vont donc connaître la joie de chanter à tue-tête, le bonheur de l’arpège, la félicité de la vocalise outrée. Ce qui leur donnera l’occasion de développer un sens de l’harmonie dont ils témoigneront encore plus de quinze ans après.
« On a rejoint la chorale d’abord parce qu’on voyait que ça nous permettrait de rater certains cours. On y a été coincés pendant six ans. On aurait pu partir avant, mais nos parents n’auraient pas compris. On apprenait des chants anciens, des vieux chants religieux, des chants latins. Ça ne nous amusait pas plus que ça à l’époque, mais secrètement, de façon tordue, on aimait bien quand même. On adorait le son incroyable qui s’en dégageait. C’était une joie de chanter avec tous les autres gens dans un lieu qui avait été construit d’une façon si intelligente pour le son. Ça nous a pas mal marqués, on se rappelle encore aujourd’hui les voix, les harmonies vocales apprises là. »
Enfants de chœur, mais pas vraiment boy-scouts : au bout de six ans de chants à l’unisson, lassé de s’époumoner dans les églises et tyrannisé par un gaillard plus fort que lui, Ollie pète les plombs en pleine chorale, se bat avec le type, insulte le maître de chœur et claque définitivement la porte. Gale suit, « solidarité oblige ». Leur amitié survit alors à l’adolescence, même si, un bref instant, leurs chemins font mine de se séparer.
Ollie intègre une fac de cinéma, voit sa carrière toute tracée : il sera réalisateur. Gale arrête l’école dès qu’il peut, veut faire le tour du monde, jouer dans un groupe, être adolescent, finalement. Il va en Inde, rejoint un groupe canadien installé à Londres, part tenter sa chance avec eux au Canada, correspond pendant un an par e-mail avec son alter ego et, lassé du manque de succès et de la pauvre ambiance des bars canadiens, rentre au bercail.
Entre-temps, une innocente cassette enregistrée comme souvenir sur un 4-pistes avant le départ de Gale (lien concret et tangible, visant à leur rappeler leur amitié par-delà l’Atlantique) a fait du chemin et soulevé l’intérêt d’une bonne demi-douzaine de labels. Le retour de Gale en Angleterre coïncide alors avec le début heureux de la carrière de Turin Brakes, une signature sur le label français Source, la fin de la baguenaude potache.
Plus proches que jamais, les deux garçons forment une imperturbable équipe au sein de laquelle, ils l’admettent eux-mêmes, l’étranger (manager, musiciens, ingénieur…) n’est pas forcément invité ou mis à l’aise comme autrefois leurs camarades de classe. Une condamnation à l’excellence dont les deux garçons ne se sont pas exclus : il faut ainsi voir par quelle prouesse de guitare Gale répond à une cascade vocale d’Ollie, lors de concerts de plus en plus intenses et habités.
Tant d’années d’amitié construites autour de la musique et de musique construite autour de l’amitié ne pouvaient donner qu’un résultat extrêmement solide, aussi assuré et robuste que leur propre gang. Car ici, la musique est un sujet beaucoup trop sérieux pour être griffonné avec les petits feutres fluo de l’adolescence : aucune fascination pour la pop-star et la paillette n’est jamais venue brouiller l’application de Turin Brakes, toutes les idoles d’Ollie « étaient trop vieilles, il n’existait même pas de posters ».
L’alliance de Chuck Berry et des chants religieux a accouché d’une pop acoustique travaillée et réfléchie, étonnamment ample, loin des élucubrations bancales et petits bras souvent générées dans les chambrettes d’adolescents. A 25 ans à peine, sous les doigts gourds de producteurs gros bras, Ollie et Gale pourraient dérouler une musique académique et soigneuse, une pop de vieux garçons qui auraient fantasmé sur les bouclettes de JJ Cale ou les robes de Joni Mitchell. Mais la légèreté des arrangements et la finesse de leur production aèrent des morceaux qui échappent systématiquement à la démonstration virtuose : Turin Brakes n’a rien à démontrer et préfère démonter, déconstruire.
« Dès qu’on commençait à ajouter trop de fioritures dans notre musique, on effaçait aussitôt, on recommençait au début. A la fin de l’enregistrement de The Optimist, on a pris toutes les chansons qu’on avait enregistrées et on les a mixées nous-mêmes, on les a complètement dépouillées, on leur a enlevé tout ce qui n’avait pas besoin d’être là. On voulait être sûrs que sous toutes les couches, ça tenait la route avec juste une voix et une guitare. Il fallait laisser sortir, respirer la vérité dans notre musique. »
Ce faisant, le duo laisse de grands courants d’air salvateurs transpercer ses chansons. Cette musique échappe glorieusement à l’académisme sur des détails, dans de petites harmonies de voix, précieuses et émouvantes, dans quelques accords mineurs discrets, dans des accents inquiets, hantés et perturbants, directement induits de l’assurance forcée qu’ont les timides. Et c’est ce qui rend leurs chansons si passionnantes. Des failles, des doutes vitaux, organiques, dans cette écorce musicale tranquille, à l’apparence si sûre d’elle.
« I panic at the quiet times » (« Je panique quand tout est calme ») chante Ollie dans The Door. Pour combler ce calme qui l’affole, le duo travaille dans le détail, l’enluminure, façonne les voix, meuble les mélodies si simples d’accents séraphins et sombres en même temps. On est loin du credo Quiet is the new loud (« Le calme est le nouveau bruit ») de leurs confrères norvégiens Kings Of Convenience, auxquels Turin Brakes ne saurait être assimilé. Car s’ils respectent les règles de base de cette tendance à l’acoustique prisée en ce moment (utilisation maximale de la guitare en bois, négation du larsen ou de l’électronique), les deux Anglais possèdent un sens de la précision, de l’harmonie, qui rend leurs chansons complexes et multifacettes, beaucoup moins calmes qu’elles n’en ont l’air.
Une musique à l’humour noir, qui doit beaucoup plus à l’Amérique des conteurs d’histoires, à Neil Young et à Jeff Buckley, qu’aux ancêtres pop britanniques Ollie et Gale préférant se fabriquer un passé costaud de fils adoptifs de l’americana plutôt que de s’accepter descendants de la tradition pop-folk anglaise.
La vidéo de leur prochain single, Underdog (Save me), sera un hommage à My own private Idaho de Gus Van Sant, road-movie mettant en scène un duo d’amis inséparables, doubles trash, gays et américains des deux minots britanniques. Ce n’est pas un hasard.
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The Optimist (Source).
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