Elle est aux pieds des pin-ups mais aussi des grandes patronnes: la chaussure à talons incarne-t-elle la domination masculine ou le pouvoir au féminin?
Carrie Bradshaw courant après ses taxis new-yorkais sur des talons de douze. Beyoncé organisant une révolution féminine en stilettos dans Run the World (Girls). Rachida Dati reprenant le boulot en escarpins juste après son accouchement. Depuis une quinzaine d’années, le talon aiguille est devenu indissociable de la femme de pouvoir et de ses représentations. D’ailleurs, quand il s’agit de symboliser l’égalité hommes-femmes, l’objet revient régulièrement, qu’il s’agisse d’un numéro spécial 8 mars de Marie-Claire ou d’une couverture de Time consacrée à Hillary Clinton (qui pourtant ne porte jamais de hauts talons).
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“Les premières femmes à porter des talons vertigineux étaient des actrices porno.”
À la fois conquérant et féminin, il incarne à merveille la réconciliation entre la féminité traditionnelle et l’accès au pouvoir façon XXIème siècle. Car contrairement à ce que l’on pourrait penser, le stiletto n’a rien d’old school. “Cette taille de talons est très récente, elle est apparue à la fin des années 90, rappelle Christine Bard, historienne spécialiste du vêtement, auteure de Une Histoire politique du pantalon.Quand on pense qu’à la fin du XIXème siècle, certains médecins s’inquiétaient des dangers du talon pour la santé des femmes alors qu’ils ne mesuraient que quelques centimètres, ils seraient beaucoup plus alarmés aujourd’hui!”
Un paradoxal objet de désir
Si la working girl des années 80 était déjà juchée sur des escarpins pour affirmer sa différence dans un univers masculin, celle des années 2010 a gagné de nombreux centimètres, qu’elle doit probablement… Au porno. “Dans les années 90, les premières femmes à porter des talons vertigineux étaient des actrices porno, qui tournaient nues et vêtues de ce seul accessoire, souligne Samir Hammal, enseignant à Sciences Po et créateur du cours Mode et politique. Si, à l’origine, cette chaussure était indissociable de la vamp, elle est devenue petit à petit l’outil numéro 1 de distinction des sexes. D’ailleurs, quand un homme se travestit en femme, il commence par enfiler une paire d’escarpins.” Catherine et Liliane, du Petit Journal, en savent quelque chose, puisque chaque journée de tournage se fait à dix centimètres du sol. Dans cette vidéo, le comédien Alex Lutz, qui campe Catherine, ironise sur l’inconfort de ses chaussures de scène et sur le fait que les femmes aient fait de cet accessoire entravant un tel objet de désir.
La passion des talons, une servitude volontaire? “C’est vrai qu’il existe un paradoxe entre le sentiment de puissance que procurent ces souliers et une certaine fragilité qu’ils contribuent à créer, analyse Isabelle Thomas, styliste personnelle et coauteure du livre So Shoes (La Martinière). On prend de la hauteur dans tous les sens du terme, mais on doit faire plus attention à sa démarche, c’est ambivalent.”
“Je me sens plus assurée quand j’entends leur bruit sur le sol, je trouve que c’est élégant et j’aime le regard que cela suscite.”
Et si la première expérience en talons est rarement une partie de plaisir, l’habitude rend certaines femmes accros à ce réhaussement qui les fait souvent gagner en confiance. Raphaëlle, 32 ans, consultante, fait partie de cette catégorie “jamais-sans-mes-talons”: “Ado, je suis passée directement des baskets aux talons, et je ne les ai plus jamais quittés, j’adore la sensation qu’ils me procurent. Je me sens plus assurée quand j’entends leur bruit sur le sol, je trouve que c’est élégant et j’aime le regard que cela suscite, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Lorsque je suis à plat, j’ai l’impression d’être en chaussons.” Si la jeune femme n’a pas de problème avec l’adage “il faut souffrir pour être belle”, elle concède qu’avec l’arrivée de la folie sneakers, elle autorise parfois un peu de repos à ses pieds (et son dos) malmenés.
Un modèle de féminité traditionnel
Qui n’a jamais retiré ses chaussures à la fin d’une fête ou d’une journée? Pour une véritable inconditionnelle des talons -on connaît toutes une personne qui assure être incapable de marcher autrement que le pied cambré-, combien de femmes chaussent leurs stilettos pour jouer le jeu de la féminité quitte à y sacrifier leur confort? “À travers les époques, on a souvent observé la volonté de contrôler le pied des femmes et leur mobilité, en témoignent les pieds bandés des Chinoises, rappelle Christine Bard. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre pourquoi, dans nos sociétés, on érotise la domination masculine et pourquoi les femmes sont amenées à désirer cette féminité-là. Derrière l’envie de plaire aux hommes, elles trouvent des satisfactions, qui les encouragent à accepter ce carcan, quitte à souffrir et à dépenser beaucoup d’argent. Mais le rapport demeure inégalitaire.”
“Aujourd’hui, elles ont la liberté de passer d’un look à un autre sans se sentir obligées de passer par la case talons.”
En clair, la femme reste cantonnée à un statut inférieur qui l’oblige à utiliser sa sexualité pour obtenir ce qu’elle veut. Pour l’historienne, l’enjeu du féminisme consiste à mettre en avant des modèles de féminité alternatifs, hors des attributs traditionnels, où le plat peut être valorisé. “La mode actuelle des sneakers et des derbies permet aux femmes de varier les plaisirs et d’opter pour le plat en étant stylées, explique Isabelle Thomas. Aujourd’hui, elles ont la liberté de passer d’un look à un autre sans se sentir obligées de passer par la case talons.”
Une forme de performance
Là encore, les exemples de femmes de pouvoir prouvent que ce n’est pas si simple: Si Nathalie Kosciusko-Morizet a fait de ses stilettos sa marque de fabrique, Najat Vallaud-Belkacem, à l’inverse, est fréquemment en chaussures plates. Toutes deux membres de la jeune génération de ministres, elles n’affichent pas du tout leur féminité de la même façon, et sont pourtant l’une et l’autre compétentes et respectées.
Jouer à fond la carte “femme” ne marche pas à tous les coups, et les chaussures à talons peuvent aussi bien être des alliées que des ennemies dans la quête de reconnaissance des femmes. “C’est un vrai travail d’équilibriste, sourit Samir Hammal. Il faut paraître crédible sans être aguicheuse, et éviter à tout prix le procès en incompétence. En France, NKM a très bien su s’imposer en assumant à 200% sa féminité, mais pour moi, l’image la plus forte est celle de Condoleezza Rice passant en revue les troupes américaines en 2005, vêtue d’une jupe et de bottes à talons très hauts. À cet instant, personne ne remet en question son autorité.”
Christine Bard va même plus loin dans son analyse: “On reconnaît aux femmes haut perchées une forme de performance. Il y a dans leur geste une sorte d’excellence et de compétence, qui leur confère une certaine autorité.”
Plus obligées de singer les hommes comme dans les années 70 et autorisées à assumer leur féminité, y compris quand il y a des enjeux de pouvoir, les femmes d’aujourd’hui auraient enfin réussi à trouver leur place. Sauf qu’évidemment, sur le terrain, les choses se corsent: “Je m’autorise tous les talons possibles, mais je n’arrive toujours pas à porter une robe ou un décolleté au travail, confie Raphaëlle, qui évolue dans un domaine assez masculin. J’aimerais que mes chaussures soient un symbole féministe, mais pour ça il faudrait que le reste de la garde-robe suive. J’admire les femmes qui osent les tenues ultra-féminines au boulot, moi, je suis encore beaucoup dans les codes des mecs.”
Un fantasme pour les hommes?
Même si les stilettos sont devenus au fil des ans un symbole de pouvoir féminin, impossible de ne pas leur associer une dimension sexuelle, quelles que soient les circonstances dans lesquelles ils sont portés. Rien de très étonnant puisque pouvoir et sexe ont toujours fait bon ménage. Mais dans ce cas précis, le fantasme de lasecrétaire lubrique n’est jamais très loin, et ne sert pas les femmes. “Bien sûr que c’est un accessoire sexuel, d’ailleurs Guy Bourdin et Helmut Newton n’ont pas photographié des femmes en ballerines”, rit Isabelle Thomas.
Soubrette, dominatrice ou pornstar, le talon aiguille est rarement absent de la panoplie des fantasmes du mec “hétéro de base”, quitte à ce qu’il en cultive une vision primaire, déconnectée du quotidien des femmes de 2015, obligées de cavaler dans le métro, à la sortie de l’école ou au bureau.
“Le talon met de la distance, envoie même des signes d’hostilité, il invite inconsciemment au rapport de force.”
Mais contrairement aux idées reçues, tous les hommes ne sont pas des fétichistes de l’escarpin, loin de là. “Le talon m’intimide, j’ai toujours préféré engager la conversation avec des femmes qui n’en portaient pas, confie Alexis, 33 ans. Ce n’est pas un complexe de taille car je mesure 1,85 m et qu’une femme me dépasse rarement. C’est une question d’accessibilité: à mes yeux, le talon met de la distance, envoie même des signes d’hostilité, il invite inconsciemment au rapport de force, je le fuis. La ballerine ou la basket font plus nature, plus spontané, ce que je préfère chez une fille.”
De son côté, Sébastien, 33 ans, reconnaît aimer les stilettos, à condition qu’ils soient jolis: “Il y a des pompes hyper moches, dans ce cas je préfère largement une belle paire de baskets! Mais c’est vrai qu’en général, les talons allongent la jambe et rapprochent les filles de ma taille. En soirée, on les remarque plus, c’est l’une des choses qui rend les filles féminines.”
“On peut passer sa vie sans talons et sans robe et être féminine.”
Une des choses mais pas la seule, fort heureusement. Si la femme fatale vintage fait son grand retour sur les tapis rouges et les écrans, elle n’est plus l’unique référence en matière de féminité. Quand, au printemps dernier, le festival de Cannes a été accusé d’interdire la montée des marches à une femme ne portant pas de talons, lebad buzz a été immédiat. “La liberté c’est de pouvoir passer de l’un à l’autre, décrypte Isabelle Thomas. Et puis, on peut passer sa vie sans talons et sans robe et être féminine, il y a des femmes à qui ça ne va pas. Il ne faut pas se lamenter si on n’aime pas ça!” Les people sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses à faire leurcoming out anti-talons, “des chaussures de Satan” selon Jennifer Lawrence, qui est tombée plusieurs fois lors de cérémonies.
Un vestiaire masculin à réinventer
Pour Christine Bard, la société occidentale contemporaine permet justement aux femmes d’avoir le choix et de ne rien s’imposer. “Vive la diversité du vêtement!lâche-t-elle. Comme pour la jupe, les femmes apprécient de pouvoir choisir, même si on a encore besoin de symboliser la sexualité dans nos apparences, parfois avec des codes un peu anciens, très inscrits dans notre imaginaire érotique et notre histoire collective.”
Si, pour elle, nos tenues reflètent encore les inégalités entre les sexes et les multiples injonctions qui pèsent sur les femmes, c’est du côté du vestiaire masculin qu’il faudrait se tourner pour effectuer de vrais progrès en la matière. “La Révolution Française a marqué une rupture profonde, car la parure masculine était associée à l’Ancien régime et à des hommes qui ne travaillaient pas, et qui d’ailleurs, portaient des talons. Après cette date, le vêtement masculin va davantage incarner des valeurs de travail et d’égalité entre classes sociales et devenir beaucoup plus uniforme.”
“On nous dit que la parure est un privilège féminin, mais c’est un piège qui renvoie les femmes à la frivolité, au beau sexe qui n’a pas le pouvoir, ou qui a l’illusion du girl power.”
Plus que sur la notion de liberté, Christine Bard insiste sur celle d’égalité afin de rétablir un équilibre entre les vestiaires des deux sexes. Pour y parvenir, elle invoque le retour du droit à la parure pour les hommes. “On nous dit que la parure est un privilège féminin, mais c’est un piège qui renvoie les femmes à la frivolité, au beau sexe qui n’a pas le pouvoir, ou qui a l’illusion du girl power, tandis que le pouvoir est détenu par les hommes, politiquement, économiquement et culturellement. Le féminisme d’aujourd’hui s’interroge sur le genre masculin et sur les alternatives que l’on propose au modèle de virilité.” Si la période hippie, la communauté sportive ou la culture gay ont permis des tentatives d’esthétisation du look masculin, l’austérité de leur placard traduit la trop lente évolution en matière d’égalité. En fait, la chaussure à talons sera réellement féministe quand les hommes la porteront à nouveau, et pas pour se déguiser.
Myriam Levain
Cet article a été publié initialement sur Cheek magazine
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