En acceptant de reconstituer l’une des formations les plus populaires du free jazz historique, le saxophoniste Archie Shepp a pris le risque de sombrer dans un revival stérile. À l’arrivée, Live in New York rend compte d’un trajet de vie exceptionnel et de l’actualité d’une musique toujours radicalement ancrée dans l’âme noire.
Retrouvailles
Lorsque l’idée a surgi de reconstituer ce quintette, j’ai tout de suite trouvé ça très séduisant. Ça faisait un certain temps que je n’avais pas joué avec Roswell mais nous partageons tellement de musique et de vie communes’ J’ai fait quasiment mon premier disque avec lui et avant ça nous avions déjà beaucoup joué ensemble, dans des réunions informelles, des workshops. Il y a beaucoup de fraternité entre nous, de respect et d’admiration mutuelles, qui datent de cette époque, de notre jeunesse. Depuis, j’ai toujours suivi son parcours avec attention, notamment ces derniers temps ses retrouvailles avec Steve Lacy. Nous ne nous sommes jamais perdu de vue. Quand le projet a pris forme, je ne l’ai jamais envisagé comme une célébration du passé. J’y ai plutôt vu l’opportunité pour de vieux hommes de renouer un dialogue interrompu par le temps, de reprendre l’aventure là où nous l’avions laissés, riches de nos expériences individuelles. A la fin des années 60, ce quintette a été un moment fort de notre histoire commune. La musique que nous faisions alors ensemble était très puissamment ancrée dans son temps, dans notre époque ? dans la vie Pourquoi devrait-il en être autrement aujourd’hui ? Notre musique se pense toujours au présent. Ce disque rend compte de ce que nous sommes aujourd’hui, trente ans après, pas de ce que nous regrettons de ne plus être. Ce n’est pas une parenthèse, quelque chose qui se situerait dans un hors-temps, ou pire, dans une attitude passéiste. Simplement, arrivés à nos âges, la nostalgie fait partie des réalités de la vie. On ne peut pas se retrouver après toutes ces années sans qu’un certain type d’émotions liées à la mémoire, à la sensation du temps qui passe ? ne viennent colorer la musique qui se joue. C’est une nouvelle dimension de nos personnalités à prendre en compte, à intégrer à nos discours’ Mais pourquoi ne pourrait-ce pas être la matière d’une musique nouvelle ?
Revival ?
Le monde comme la musique ont beaucoup changé en trente ans. Nous sommes plongés dans un autre système d’idées, de valeurs, de représentations, de techniques : il faut savoir prendre en compte ces changements pour les transformer en musique nouvelle. Du coup, c’est vrai, nos discours individuels, les interactions dans le groupe toutes ces choses se sont modifiées. Nous ne nous sommes pas retrouvés à faire la même musique. Mais dans un sens, on peut même je crois parler d’améliorations. En ce qui me concerne, la diversité de mon répertoire, ma connaissance de la musique, ma maîtrise instrumentale, la façon que j’ai de m inscrire dans l’histoire de notre musique ? tout ça s’est approfondi et complexifié avec le temps. C’est quelque chose de l’ordre de l’expérience. Notre matière première, en tant qu’artiste, c’est la vie, notre rapport au monde ? et tout ça se métamorphose avec le temps. Plus le temps passe, plus la façon de rendre compte de ce rapport devient à la fois précise et contradictoire. Alors notre musique aujourd’hui peut peut-être paraître plus traditionnelle qu’auparavant, on y trouve sans doute moins de violences, moins de l’expressionnisme free radical lié à notre jeunesse, à notre colère d’alors ? mais je pense que fondamentalement elle est aussi sincèrement ancrée dans la réalité qu’auparavant : elle reflète simplement à la fois un autre temps, et notre vieillissement, notre maturation. C’est une musique authentique qui prend en compte le contexte dans lequel elle se fait. En ce sens elle est actuelle, absolument pas revival.
Free Jazz
Pour moi le mot free jazz ne signifie rien. Il ne recouvre aucune réalité. De la même manière que je n’utilise pas le mot jazz. Pour moi le jazz c’est la musique que je joue, la musique africaine-américaine. Et depuis l’origine cette musique est free. La musique de Louis Armstrong, et avant elle celle de Scott Joplin, les Spirituals, les work-songs toutes ces formes ont été l’expression et la revendication, à un moment donné, d’un désir de liberté radicale. Free jazz aujourd’hui, ce n’est qu’un mot, un slogan, comme Marlboro ou Kleenex. Certains s’en réclament de nouveau, d’autres l’empruntent ? pour ma part je me sens aussi « libre » ou « libéré » ou « en quête de liberté » aujourd’hui, à mon âge, avec la musique que je fais, qu’il y a trente ans, lorsque j’étais le symbole de ce mouvement. En fait, je me sens même plus libre aujourd’hui parce que j’en sais plus. La musique n’est pas qu’une affaire de notes et de maîtrise instrumentale, c’est aussi une histoire de conscience, de compréhension du monde qui nous entoure, de ses mécanismes, de ses représentations. Le savoir est la véritable arme de libération.
Engagement
Ma musique est toujours engagée. Comme avant. Elle emprunte simplement d’autres stratégies pour faire passer son discours. Le public a changé, le monde est différent. Les jeunes sont captés par d’autres formes de musiques, le rock, le rap Je ne peux pas arriver avec mon groupe et jouer la musique de 1966. Ça n’aurait pas de sens ? pour le coup ce serait revival ? et ça ne serait pas entendu. Si dans les années 60 le free jazz était en phase avec le public c’est qu’il était l’expression la plus juste d’une révolte populaire de fond, qu’il entrait en résonance avec les aspirations du peuple noir ? c’était une sorte d’équivalent musical des discours de Malcom X, dans une période de rébellion. Aujourd’hui la jeunesse n’est plus révolutionnaire, la politique ne signifie rien pour elle au contraire elle est même suspicieuse à son égard. Les jeunes essaient simplement de s’accommoder avec la société? tout le monde fait des compromis, pour s’en sortir individuellement pour le mieux. Se rebeller dans les ghettos aujourd’hui, c’est au mieux tomber dans la caricature du gangsta rap Pourquoi voudriez-vous que je sois le dernier à persister, seul contre tous, à véhiculer ouvertement un discours politique dans ma musique ? Je suis dans une situation où je dois faire en sorte de me protéger artistiquement pour être en mesure de continuer à propager mes idées. Beaucoup de gens ont cherché à me faire arrêter ma carrière au fil du temps. On n’a jamais cessé ici, en Amérique, de me faire payer mes engagements politiques. Si un type comme Wynton Marsalis est devenu le porte-parole officiel du jazz en Amérique c’est précisément parce qu’il a toujours su tenir le discours bien-pensant et inoffensif que tout le monde a envie d’entendre, en coupant le jazz de son contexte socio-économique et de sa dimension politique. Ces gens réécrivent l’histoire de notre musique et dénigrent notre apport, minimisent notre importance. Ils font mine d’oublier que si nous étions pris dans un mouvement historique important de rébellion dans les années 60 qui dépassait le strict cadre de la musique, nous n’étions pas une génération spontanée : nous étions les continuateurs de musiciens comme Max Roach, Mingus, Kenny Dorham Nous étions dans le sens de l’histoire.
Blues
Le Blues c’est la source de notre musique, la base de l’identité afro-américaine. Et depuis toujours le blues est au c’ur de ma musique, parce que je considère simplement que c’est la forme essentielle de la musique noire.
Le problème, il est simple mais pathétique. Quand je me promène à Harlem, je suis presque inconnu de ma communauté. Les gens qui me connaissent et m apprécient ce sont principalement des Blancs qui ont découvert ma musique confortablement installés dans leurs salons. Pourquoi est-ce que des types comme Groover Washington ou Stanley Turrentine sont des héros dans le ghetto ? Pourquoi là-bas ma musique est-elle considérée comme de la musique bourgeoise ? Moi, ce que je cherche maintenant c’est à devenir un héros dans ma communauté? Et la seule façon de le faire c’est de se réapproprier notre langage commun : le blues’ Pourquoi devrais-je laisser impunément les media parler de blues à propos de Mick Jagger ou Kenny G, qui ne sont que des usurpateurs, et dans le même temps continuer de me faire présenter par ces même media comme un « free-jazzman », alors que cette appellation n’a jamais rien recouvré. Alors oui, je suis un bluesman, depuis toujours et pour toujours. C’est la musique de mon peuple ? ma musique.
Avenir
Le rap c’est la musique d’aujourd’hui. Le jazz d’aujourd’hui. C’est là que se trouvent les vrais innovateurs. Bien plus que dans ce qui continue de s’appeler jazz Ils sont en contact avec le monde d’aujourd’hui, avec le peuple, avec le public aussi. Avant le jazz possédait cette force parce que c’était l’expression de la communauté. Quand j’étais jeune, tous les gamins noirs voulaient faire du jazz, devenir saxophonistes. Aujourd’hui, sans les instruments traditionnels que nous utilisions, les rappers véhiculent le même type de message et d’une certaine manière continuent ce que nous avons commencé. Je n’adhère pas systématiquement à cette musique, mais je constate la force actuelle de ses propositions. C’est comme ça. C’est l’évolution. J’en prends acte et j’attends de voir. Je ne veux pas tomber dans la démagogie qui consisterait à aller jouer avec des rappers pour faire jeune. Je ne suis pas en quête de ce type de rencontres.
En revanche ce que j’espère c’est que certains musiciens de rap nous cherchent. Parce qu’il est très important pour eux de savoir d’où ils viennent. Nous sommes dépositaires d’un savoir, d’une expérience, d’une histoire ? qui leur manque, c’est clair : leur poésie est souvent stéréotypée, rythmiquement notamment. Ces jeunes qui viennent de la rue savent rendre compte spontanément de leur réalité, des énergies qui circulent dans leur environnement ? il leur manque d’avoir écouté Coltrane, Amiri Baraka ou d’avoir lu Shakespeare, pour développer leurs intuitions. Ça nous l’avons fait. Nous sommes passés par là. Il serait désastreux que notre expérience ne serve à rien.