Nelly Rodi aide les marques à trouver de l’inspiration pour coller à l’air du temps. L’entreprise se révèle également être un tremplin pour la création de demain. Pierre-François le Louet dirige le cabinet de tendances. Entretien
« Une société bizarre ». Tels sont les premiers mots qu’emploie Pierre-François le Louet pour décrire Nelly Rodi, l’un des plus importants cabinets de tendance qu’il dirige. Une trentaine de personnes travaillent dans les locaux parisiens, au fond d’une cour du 17ème arrondissement dans le quartier de La Fourche. Nelly Rodi possède également des bureaux aux Etats-Unis et au Japon, mais pas seulement: plus de mille « éclaireurs » déploient leurs antennes là où sont susceptibles d’émerger de nouveaux comportements dans le monde.
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Grande distribution, gastronomie ou design, Nelly Rodi est partout. Mais c’est aussi et surtout dans la mode que l’entreprise, fondée en 1985 par la mère de Pierre-François, Madame Nelly Rodi, se démarque. Dans les années 1980, la femme est une pionnière; les cahiers de tendances avaient alors révolutionné le cycle de la mode et avaient une influence majeure sur les collections des créateurs. « Aujourd’hui, le mot tendance n’a plus de grande signification. Tout comme le mot luxe. On ne sait plus vraiment à quoi cela fait référence » déclare Pierre-François Le Louet. Ce jeune quadra à l’allure impeccable, diplômé de l’ESCP Europe et de l’IFM (Institut Français de la Mode), est d’abord passé par L’Oréal avant de prendre la tête de la société en 2004.
De 2 000 à 4 000 euros le cahier de tendances
Pour rester compétitives, les entreprises doivent constamment se renouveler. Lorsqu’un problème d’innovation se pose, elles ont besoin d’une bouffée d’oxygène. C’est à ce moment qu’intervient Nelly Rodi. Sa mission: les aider à appréhender le futur et réaliser des collections en accord avec l’air du temps. Une grande majorité des grands noms du luxe, du prêt à porter ou de la beauté font partie des clients de Nelly Rodi. Tous achètent ces fameux cahiers de tendances, réalisés par les experts chercheurs de la boite. Dans son bureau, Pierre-François nous en montre un exemplaire, le « colour intelligence »: lourd, épais et rose, ce classeur est le best seller. A l’intérieur regorgent des séries de photos de mode, des échantillons de tissus suivis de textes explicatifs, des croquis… En d’autres mots, les tendances de demain.
Pour réaliser des cahiers de tendance aussi fournis et détecter ce qui fera l’air du temps de demain, Nelly Rodi fait appel à ses habiles « éclaireurs ». Ceux ci nourrissent la société d’une infinie manne d’information sur tout ce qui peut émerger au sein des communautés. Sociologues, experts en marketing, économistes, agents commerciaux identifient ce que l’entreprise appelle des « signaux faibles » -des comportements- à travers le monde. Tous les mois, le cabinet reçoit des rapports sur les nouvelles stratégies à adopter. Une fois que tous les signaux faibles sont reliés, les équipes définissent des scénarios prospectifs. Ces derniers sont ensuite mis en scène et développés dans les cahiers de tendance: c’est dans ce précieux outil que se concentre la base créative des marques.Variant à des prix de 2 000 à 4 000 euros, Nelly Rodi pourrait vendre des milliers de ces cahiers, mais a décidé de se limiter qu’à une petite centaine par année. Fortement sollicitée, la société choisit minutieusement avec qui elle travaille: des entreprises déjà rentables et susceptibles de durer. Si les équipes de Pierre-François collaborent principalement avec des maisons établies, la société détecte aussi les jeunes créateurs prometteurs, qui auraient besoin d’un coup de pouce.
Une idée fixe: accompagner les jeunes talents
Plus récemment, le cabinet a diversifié ses activités et choisi d’investir dans des jeunes créateurs, via le fonds Nelly Rodi Money Box. Comme Etudes Studio, dont l’esthétique claire et précise a tapé dans l’oeil des équipes du cabinet de tendances. « Ceux qui réussissent sont ceux qui ont un projet clair et ne disent pas oui à tout » assure Pierre-François. Des investissements qui ne sont certes pas astronomiques -moins de 500 000 euros- mais permettent aux jeunes marques de bénéficier d’un tremplin et de profiter du puissant réseau Nelly Rodi.
Jacquemus, Vêtements, Ami, tels sont les noms de marques qui font de l’ombre aux enseignes parisiennes de middle-luxury. « Dans les années 90, on vous disait que dans la mode, il y avait le luxe et H&M. Les cinq premières années, nous avons vu que les marques du middle- luxury créaient un nouveau segment de marché ». Le cabinet de tendances a vu juste, certaines petites marques du Sentier ont connu un essor spectaculaire, en France ou à l’étranger. Au contraire, ces jeunes là n’ont pas l’ambition d’ouvrir des centaines de boutiques à travers le monde. Les créateurs de ces enseignes ont « imaginé des choses avec leurs copains, avec trois bouts de ficelle et un esprit collectif », en veillant à ne pas être trop bourgeoises ou trop exclusives. Cette génération de jeunes créateurs innovants s’impose doucement, notamment grâce à la multiplication de concours de jeunes créateurs comme l’ANDAM (Association Nationale de Développement des Arts de la Mode). Si ce paysage mode est en évolution, il est pourtant parfois critiqué comme perdant de sa substance initiale. ?
« La mode n’est pas morte »
La mode serait-elle pour autant morte, comme le dénonçait récemment la très respectée chasseuse de tendances Li Edelkoort? Dans son manifeste Anti-fashion où tout le monde en prend pour son grade (la presse, les designers, les écoles…), elle affirme que la mode « n’a plus rien à dire ». « Bien sûr que le monde de la mode que Li a connu –et pour lequel elle s’est battue- est en grande partie mort ou mourra » tempère Pierre-François. « La mode n’est pas morte. Seulement, l’industrie vit aujourd’hui de manière différente et nouvelle, portée par des gens qui ont déplacé leurs priorités sur des points comme le vivre ensemble et le partage, à l’heure des réseaux sociaux ». Des personnalités qui n’y connaissent pas grand chose, -ou du moins n’y sont pas liées-, gagnent en influence et font la mode d’aujourd’hui. Il cite l’exemple d’une jeune actrice américaine rencontrée sur un roof-top à Los Angeles, passée de 3 millions de followers Instagram en avril à 4,2 le mois dernier.« C’est ça qui est génial aujourd’hui, c’est que tout est possible » s’exclame t-il. Les jeunes marques ont compris les codes de la nouvelle génération avec les réseaux sociaux. De fait, elles parviennent à établir un véritable lien de proximité avec leurs cibles potentielles. Chez Balmain, le jeune Olivier Rousteing a tout compris à la communication 2.0: il enflamme les réseaux sociaux en posant aux côtés de ses amies mannequins et artistes. Une autre question qui touche le directeur de Nelly Rodi quant à l’évolution de la mode est celle des écoles, puisqu’elle a attrait à la jeunesse.
Des écoles de mode qui doivent renforcer le trait
Pierre-François déplore qu’en France, une trop grande partie des écoles de mode font partie d’un « ventre mou ». Etant donné que la taille des entreprises a excessivement changé depuis 15 ans, la mode ne s’y fait plus de la même manière: les écoles doivent renforcer le trait pour mieux exploiter leur potentiel. Il certifie que « cela relève de l’évidence qu’on ne fait pas de la mode de la même manière chez Célio, Dior ou Etudes Studio ». Les établissements -souvent très chers-, doivent donc réagir pour se rapprocher davantage de la réalité du marché. « Beaucoup continuent malheureusement à faire croire à leurs étudiants qu’il sera prochain Galliano ou le prochain Tom Ford« , déplore celui qui sera le parrain de la prochaine promotion de l’IFM. Avec une pointe d’ironie, il déclare: « dire aux parents que leur enfant sera styliste dans une grande marque de distribution, c’est moins sexy. Le drame, c’est que 80% des étudiants en style finissent vendeurs dans une boutique » raconte t-il. Pierre-François Le Louet porte cependant un regard optimiste sur l’avenir de l’industrie de la mode : « il n’y a jamais eu autant de nouvelles marques qui se créent, il n’y a jamais eu aussi peu de barrières entre la mode et tous les autres domaines, autant d’envie de création d’innovation de culture de l’entrepreneuriat aux Etats-Unis et en Europe ».
Quelles seront les prochaines tendances?
En ce moment, la question du genre est en plein dans l’air du temps. Selon Pierre-François, deux concepts s’opposent:« il y a à la fois question des mannequins et de l’offre transgenre ». Des« role women » hyper médiatisées comme Caitlyn Jenner ou Marine Rothmann -la CEO la mieux payée des Etats-Unis- appellent à davantage de tolérance. Un chemin rapidement suivi par les grandes enseignes de prêt à porter : dans sa dernière campagne de publicité, & Other Stories (groupe H&M) a choisi de faire poser uniquement des mannequins transgenres. De l’autre côté, « l’offre dite transgenre se synthétise dans des vêtements portables par les deux sexes, et pas seulement des basiques ». Le créateur britannique J.W Anderson avait récemment refait tomber les barrières entre le masculin et le féminin, poussant l’androgynie à l’extrême. « Mais vous verrez, bientôt, on va parler de re-gendering ». Comprendre: un retour aux « vrais mecs » et aux « vraies filles ». Les paris sont lancés.
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