Malgré le succès planétaire de leur rap soyeux, les Fugees n’ont jamais oublié leurs racines haïtiennes. Notamment leur leader Wyclef Jean qui, sur son escapade solo, chante pour la première fois en créole.Comment s’est passé votre retour à Haïti pour un concert en avril dernier ? Dès l’arrivée à l’aéroport Maïs-Gaté, c’était la folie. La […]
Malgré le succès planétaire de leur rap soyeux, les Fugees n’ont jamais oublié leurs racines haïtiennes. Notamment leur leader Wyclef Jean qui, sur son escapade solo, chante pour la première fois en créole.
Comment s’est passé votre retour à Haïti pour un concert en avril dernier ?Dès l’arrivée à l’aéroport Maïs-Gaté, c’était la folie. La foule était euphorique, impressionnante : 80 000 personnes ! Ça n’était jamais arrivé là-bas. On a été accueillis avec un sentiment de fierté par les Haïtiens, parce qu’ils savent que j’ai été comme eux, que je viens de la même histoire, que j’ai traîné comme eux dans les rues de Port-au-Prince, sans chaussures, à la recherche d’un peu de nourriture. Je n’ai jamais oublié d’où je viens, même si ma vie est aujourd’hui très différente de celle du petit garçon misérable que j’étais. Ce qui m’a impressionné surtout, c’est que les pauvres qui sont venus nous voir ne nous ont jamais demandé d’argent. Le peuple vit dans la dignité, même s’il est dans la misère la plus indigne. J’ai voulu faire ce concert parce que Haïti est resté très présent dans mon coeur. Avant, aux Etats-Unis, les Haïtiens avaient peur de dire leur nom ou leur nationalité. Depuis que nous chantons, nous avons parlé des réfugiés haïtiens innocents, refoulés des Etats-Unis, alors qu’ils étaient en butte à la répression et à la famine dans leur propre pays. Notre succès nous oblige aujourd’hui à aider les Haïtiens à trouver des solutions non-violentes pour résoudre la crise qu’ils traversent. C’est le message que nous avons voulu faire passer. Dans mon nouvel album, j’ai voulu introduire des paroles en créole pour parler directement aux Haïtiens.
Que pouvez-vous faire concrètement pour les Haïtiens ?
Je crois qu’il ne sert à rien de revenir dans mon pays et de dire « OK, je fous 500 000 dollars sur la table et je vais construire un hôpital ! » Le problème ne se pose pas comme ça, il y a des hôpitaux à Haïti. Le problème, c’est qui peut s’y faire soigner ? Le problème, ce n’est pas de donner 10, 20 ou 100 dollars à un petit garçon des rues mais de faire en sorte qu’il aille à l’école, qu’il acquière une éducation afin qu’il puisse avoir la chance de prendre en main son destin, comme j’ai pu le faire moi-même. Nous essayons d’encourager des initiatives sociales et communautaires à travers le pays comme nous le faisons dans la diaspora haïtienne aux Etats-Unis.
Votre père qui vous a accueilli à l’aéroport a déclaré qu’il était très fier de vous et que vous « ne seriez jamais américain ». Etes-vous un ambassadeur des Etats-Unis à Haïti, comme certains le disent, ou un ambassadeur d’Haïti aux Etats-Unis ?
Tous ces titres que l’on me donne, ça me fait rire. La réalité, c’est quand je m’assois à la fin de la journée devant mon piano et que j’écris des chansons. Mais c’est vrai que je me sens comme un porte-parole pour les gens qui n’ont pas la parole. Et pas seulement pour les Haïtiens. Dernièrement, nous sommes allés au Zaïre et en Afrique du Sud : pour moi, c’est la même chose, la même réalité. Je me sens surtout lié à l’histoire des réfugiés à travers le monde, et Haïti n’est qu’une part de cette histoire qui est en train de changer le monde.
Votre père est protestant et votre grand-père était dans le vaudou. Comment vivez-vous ces deux influences, ces deux cultures ?
J’ai été élevé par mon grand-père, un prêtre du vaudou, et j’ai tout absorbé. J’ai grandi dans la magie. A Haïti, c’est naturel. Même si vous êtes exilé dans un autre pays, vous percevez ensuite toute votre vie les choses d’une façon, disons… un petit peu différente. Cette tradition mystique est en moi. Et c’est ce qui fait que mon compte en banque ne me change pas. Je ne suis pas comme Michael Jackson, O. J. Simpson ou Mike Tyson et ne serai jamais comme eux. Mon père protestant m’a appris que le businessman à Wall Street n’était pas mieux que le mendiant de Port-au-Prince. A la fin de la journée, tout le monde retourne vers le même « cocon ». Pour moi, le « royaume des Fugees » s’arrête là.
Quand les Américains ont débarqué à Haïti pour « rétablir la démocratie », le New York Times a écrit un éditorial où, en substance, il était dit que la démocratie ne se développerait jamais à Haïti tant que la culture du vaudou ne serait pas éradiquée.
Le vaudou est une chose très profonde et pas du tout ce qu’on croit ou ce qu’on voit à la télé. On essaie de faire peur avec le vaudou parce que les gens ont simplement peur des choses mystiques. Mais le vaudou donne force et courage à ce peuple. Par exemple, en 1804, dans la guerre d’indépendance haïtienne contre les armées de Napoléon, les Français avaient beaucoup plus d’armes que les esclaves noirs et pourtant, les Haïtiens ont battu la plus forte armée du monde : il fallait bien qu’ils aient avec eux autre chose que des armes. C’est une force, une vibration spirituelle, qui guidait les Haïtiens. Et c’est ce qui s’est passé il y a quelques années encore avec Duvalier. Quand le New York Times dit que la démocratie ne pourra jamais s’installer à Haïti tant que le vaudou est là, je crois qu’ils veulent surtout dire qu’il n’y aura pas de « démocratie » tant que leur système n’aura pas contrôlé les Haïtiens et détruit leur culture.
Y a-t-il une influence haïtienne dans votre musique ? Que pensez-vous du mouvement « racines » qui tente la fusion du vaudou avec les sons de la world-music ?
Boukman Eksperyans est un de mes groupes favoris. Boucan Guinin, Kampech, Koudjaï, aussi. J’aime ce mouvement musical. Quand on dit « racines » à Haïti, ça signifie roots, folk. C’est le monde de nos origines, quand le tambour était à la base de tout. La musique « racines » pour les Haïtiens, c’est le retour à leur tradition. Les Haïtiens ne peuvent simplement pas rester assis quand le tambour se met à jouer. C’est leur histoire et leur vibration. Quand je joue de la guitare ou quand je chante, c’est cette vibration-là qui m’inspire. Quand j’avais 3 ans, une bande rara est passée devant ma maison. J’ai été si impressionné que j’ai commencé à battre le rythme avec une bouteille. Je suis parti avec eux et c’est seulement six heures plus tard que mes parents m’ont retrouvé !
Vous vivez aux Etats-Unis depuis longtemps. Vous êtes revenu dans votre pays au moment où de plus en plus de gens pensent que l’intervention américaine, qui a ramené le président Aristide au pouvoir, n’est en fait qu’une seconde occupation (la première eut lieu en 1919 et s’est terminée en 34 après une longue guérilla haïtienne).
N’importe quel môme de la rue pourrait répondre à cette question. Les mendiants analphabètes de Port-au-Prince savent aussi très bien ce que veulent les Américains… Les Etats-Unis sont allés au Vietnam, en Corée, dans le Golfe, pourquoi ? Si les Etats-Unis s’intéressent à Haïti, ce n’est pas pour rien, en tout cas pas seulement pour une raison « humanitaire »… Je suis ouvert au monde, j’ai grandi aux Etats-Unis mais, en même temps, je suis haïtien, donc naturellement patriote. Je m’inscris dans la tradition de lutte des Haïtiens. Nous avons été déportés, nous avons été en exil, enfin nous sommes aujourd’hui des réfugiés en diaspora. Malcolm X disait des Haïtiens qu’ils sont des Juifs noirs.
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