Puzzle pop excitant, « The Names » du Vampire Weekend est l’une des belles surprises de la rentrée : écoute et interview.
Un peu avant l’été a eu lieu, dans les locaux des Inrocks, une scène plutôt inhabituelle et plutôt surprenante : Chris Baio, que l’on connaissait jusqu’alors comme le discret bassiste des platinés Vampire Weekend, venait en personne, en chair, en os et en sourire radieux, nous faire écouter lui-même, sans aucun filtre ni distance, son premier album The Names.
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La gène d’un tel face à face eut pu être terrible. Mais le sourire du jeune Américain, désormais installé à Londres, tiré à quatre épingles et diablement sympathique, indiquait sans doute une confiance que l’on a très vite comprise : The Names est l’un des albums les plus surprenants, les plus frais, les plus passionnants de la rentrée.
Et cette première écoute a suffi à comprendre qu’il nous faudrait quelques mois pour tout à fait comprendre le puzzle pop improbable que constitue cet album, conçu comme un DJ set, où pop en roudoudou, house, mélodies brillantes, proto-techno, Bowie, les Chemical Brothers, Roxy Music, The The ou New Order se croisent et se décroisent sans arrêt, et sans jamais tout à fait prévenir de leurs contre-pieds zinzins.
L’impeccable et très réjouissant The Names est en écoute ci-dessous. Et Chris Baio nous a, la semaine dernière, offert une interview en forme de mode d’emploi de sa folle création : elle est retranscrite en intégralité ci-dessous.
ENTRETIEN
Quand as-tu commencé à écrire des morceaux pour toi-même plutôt que pour Vampire Weekend ?
Chris Baio : J’ai beaucoup écrit avant de jouer dans Vampire Weekend, quand j’étais ado -je serais sans doute assez embarrasser de réécouter ce que je faisais à cette époque. Puis je me suis arrêté pendant environ 7 ans : je me contentais d’idées pour le groupe, de mes lignes de basse. Mais je stockais des idées, et je m’y suis remis : la toute première ébauche de morceau pour The Names a été la mélodie du morceau-titre, même si je ne savais pas à l’époque où ça mènerait.
Tu avais enterré tes envies de songwriting, d’une certaine manière ?
En arrivant à la fac, l’idée était de tout de suite jouer dans un groupe, mais je n’ai trouvé personne. Je suis alors devenu DJ pour la radio de la fac, et c’est à ce moment que j’ai véritablement élargi mes horizons musicaux, que j’ai formé le goût qui est le mien, trouvé mes œuvres préférées. Il a sans doute été important pour moi d’arrêter, pendant un temps, de faire de la musique, mais d’en écouter.
Quand tu as recommencé à écrire, pour ce qui allait devenir The Names, que cherchais-tu en toi, que cherchais-tu à exprimer ?
Je n’ai pas vraiment écrit de textes avant de déménager à Londres, il y a deux ans. Ca a changé ma vie, ça m’a donné une nouvelle matière à explorer. Ca m’a également donné une autre perspective sur les choses. Notamment une vision différente de la petite ville dans laquelle j’ai grandi, Bronxville dans l’Etat de New York, et des gens que j’y connais. Je pensais à ma position dans ma vie, à la position de mes proches dans la leur. Je pensais également beaucoup à ma relation aux Etats-Unis, à ce que le fait d’être un Américain à l’étranger signifie. La chanson I Was Born in a Marathon, par exemple, est liée à mon « américanité » et à mon histoire -ma mère a du traverser le Marathon de New York pour aller à l’hôpital le jour où elle a accouché de moi. J’ai été, à un moment, déçu par moi-même : je me suis rendu compte à quel point ma conscience politique, par exemple aux frappes menées par les drones de l’armée US ou par les politiques sécuritaires que mon gouvernement mettait en place, était tristement peu développée. Dans le même moment, je prenais conscience que les gens que j’aimais avaient évolué dans le bon sens, déménagé à un endroit où ils étaient heureux, c’était également mon cas. J’étais donc un peu dans un entre deux, entre déception et bonheur. Sur I Was Born in Marathon, deux mots tirés d’Outemonde de Don DeLillo, l’une des mes plus grandes influences, résument parfaitement cette ambivalence : « halfway hopeful ». Il a vraiment fallu que je déménage de New York à Londres pour que ces idées se forment dans ma tête. Ce n’est pas forcément une question de décalage culturel : déménager en Grande-Bretagne pour un Américain est sans doute un moins grand chamboulement que déménager dans le Midwest. Mais ça m’a donné une perspective un peu différente sur mon pays, sur ma propre nature.
Et ton rapport à la musique, en a-t-il été affecté ?
Non, je ne pense pas. J’ai toujours écouté de la musique britannique, notamment électronique, mes musiciens préférés sont pour la plupart britanniques. Le déménagement n’a donc pas été, à ce niveau, un bouleversement. En revanche, j’ai trouvé à Londres une quantité folle d’excellents clubs, avec des DJs incroyables. New York a beaucoup évolué ces dernières années à ce niveau-là : je me souviens avoir vu Moodymann, il y a quatre ans, lors un après-midi ensoleillé, jouer à New York, et ça a été une expérience formidablement importante pour The Names. A Londres, j’ai l’impression que ce type d’expérience peut se reproduire chaque soir, chaque week-end. Je peux sortir de chez moi, marcher 5 minutes, je suis certain de trouver un club génial, avec un super soundsystem, un super DJ set.
Etais-tu frustré, au sein de Vampire Weekend, de ne pas écrire, de ne pas pouvoir t’exprimer ?
Non, pas vraiment. Paul McCartney était légèrement plus âgé que John Lennon quand ils se sont rencontrés, et cette différence a créé une dynamique particulière qui a teinté le reste de leur vie commune. La dynamique de Vampire Weekend s’est mise en place très tôt, dès la première répétition. Il y a deux grands songwriters dans le groupe, cette responsabilité est la leur, je m’occupe de mes lignes de basse, d’idées d’arrangements, et ça me va parfaitement, j’adore travailler de cette manière. Il n’y a rien de frustrant, ça ne l’a jamais été. J’ai écrit deux bandes originales : quand on écrit pour un réalisateur, on se met totalement à son service, on essaie d’accomplir sa vision. C’est la même chose pour Vampire Weekend : je suis bassiste et je sers, avec mon instrument, à accomplir les chansons d’autres personnes, et j’adore ça. Mais au sein du groupe, j’ai pu construire ma confiance, mon propre songwriting, apprendre beaucoup de choses sur la production. Et mon album est assez différent de ce que l’on peut faire avec le groupe. Il y a peut-être quelques moment sur The Names, ici ou là, qui peuvent rappeler Vampire Weekend, mais je pense que les deux projets sont fondamentalement différents : je ne vois pas le groupe mettre deux minutes de techno en plein milieu de l’un de ses morceaux.
Quel type de plaisir prends-tu en écrivant tes propres morceaux ?
C’est comme un soulagement. Comme si j’avais eu une démangeaison pendant 5 ans et que j’avais enfin pu me gratter. L’album sort aujourd’hui même (l’interview s’est faite le 18 septembre –ndlr), et me réveiller avec cette idée, après un concert et une soirée formidables hier soir à New York avec tous les gens que j’aime, est géniale. J’ai l’impression d’avoir terminé un puzzle. Les chansons, l’album part d’inspirations soudaines. Vient ensuite le véritable travail, et ce travail consiste à trouver la solution de ce puzzle. Quelle est la solution ? Quelque chose dont je suis content. Mais comment débloquer cela ? Comment arriver au point où ce que j’écris et enregistre me satisfait ? The Names a pris du temps : je pense que c’est le puzzle le plus difficile que j’aie eu à résoudre depuis que je suis né.
Comment as-tu trouvé la solution, comment as-tu réussi à organiser toutes les idées, à priori pas forcément compatibles, que tu avais en tête ?
Je savais que je voulais quelque chose à la fois instrumental, électronique, et pop. Je voulais quelque chose de propulsif, un fil qui traverse l’ensemble de l’album. Je voulais aussi créer l’impression que tout pouvait arriver à n’importe quel moment. Mais pas d’une manière artificielle : ça devait être l’expression des choses que j’aime, la techno, la house, l’électro expérimentale d’un côté, et une pop très sucrée de l’autre. Je voulais qu’il dure environ 40 minutes : c’est le cas de la plupart de mes albums préférés. Avec l’ère du CD, les artistes se sont mis à vouloir remplir, à faire des albums de 60 ou 70 minutes. Mais beaucoup des classiques des 70s et des 80s comprennent 7 ou 8 chansons, durent un peu plus de 35 minutes, et je voulais quelque chose comme ça. Je voulais que chaque morceau ait son identité propre –quand il y a 15 chansons sur un album, c’est quelque chose d’impossible à atteindre. Je voulais une progression, de la tristesse, de la mélancolie, vers quelque chose de plus heureux. J’avais écrit All The Idiots, je savais qu’elle serait la première chanson de la deuxième face de l’album, j’avais également écrit Scartlett, et je savais qu’elle devait être le dernier morceau de The Names, et je savais que je devais écrire deux titres plutôt pop pour faire le pont entre les deux. Comment écrire ces deux dernières chansons, Matter et Endless Rythm ? Elles étaient vraiment les deux dernières pièces d’un grand puzzle.
Peut-on décrire The Names comme le résultat d’une sorte de schizophrénie cohérente, d’une multi-personnalité maîtrisée ?
Oui, je pense. The Names est effectivement un album assez schizophrène. Ses éléments eux-mêmes, je pense à une chanson comme Sister of Pearl, peuvent donner l’impression d’être la mise en musique d’un trouble de l’identité.
Tu as écrit le morceau Endless Rythm influencé par la toile du même nom de Robert Delaunay, que tu allais régulièrement contempler à la Tate Modern. Y a-t-il, en général, un lien fort entre l’image et ta musique ?
Oui, clairement, à 100%. L’un des avantages de l’âge est la confiance que l’on gagne dans ses propres goûts. Je m’inquiète moins de la mode, des courants, de ce que les gens pensent. Je sais que j’aime de plus en plus les œuvres abstraites et colorées. J’aime aussi beaucoup la photographie d’architecture. La pochette de The Names est une photographie de quelqu’un dont j’adore le travail depuis des années, Matthias Heiderich. Ce que j’aime dans son travail, dans ses photos, est qu’elles pourraient être du design graphique, de la peinture, ou une prise de vue réelle. J’ai deux de ses œuvres accrochées dans mon home studio et elles m’influencent beaucoup : je me demande quel est l’équivalent musical de cette impression étrange de ne pas comprendre exactement ce que nos yeux regardent. Ma réponse est un morceau dont on ne sait pas précisément s’il est électronique, organique, si c’est une voix humaine, si c’est quelque chose d’autre. C’est également la raison pour laquelle je ne voulais pas d’un disque sonnant comme un album solo, ni comme un album de groupe, ni comme un album de producteur, mais comme les trois à la fois. Un album qui ne soit pas vraiment définissable, qui se balade dans tous ces univers à la fois.
Ce puzzle que tu décris est en quelque sorte l’empilement d’influences qui sont aussi nombreuses que variées… Que peux-tu m’en dire ? Comment se sont-elles organisées avec le temps ?
Le premier truc qui m’ait passionné a été la musique électronique. Et notamment les Chemical Brothers et Prodigy : ils ont sorti deux albums, j’avais quelque chose comme 13 ans et tout le monde pensait que ce serait, aux Etats-Unis, les prochains Nirvana. Arrivé à la fac, je me suis plongé dans les groupes du label Kompakt, dans la house, la techno. J’ai continué et je continue à être passionné de musique électronique, mais d’autres éléments ont surgi. Un groupe comme Blur par exemple. J’en étais fans quand j’étais ado, et j’en suis toujours fan aujourd’hui. Leur album 13 a été produit par William Orbit, il a un fond très électronique mais c’est, en surface, un album pop incroyable. Et il s’ouvre par Tender : il fallait un sacré courage pour ouvrir par une sorte de gospel tordu de 7 minutes… J’ai aussi, à la fac, beaucoup écouté Bowie. La période Berlin, Station to Station. Roxy Music, évidemment, m’a aussi beaucoup marqué. Comme Stand! De Sly & the Family Stone, qui est je crois le premier album sur un gros label à utiliser une boîte à rythme, une manière assez expérimentale de faire les choses, à l’époque, pour un groupe comme ça. Maggot Brain de Funkadelic a aussi été une grande influence, notamment parce qu’il commence par un long morceau instrumental de 10 minutes, avant d’enchaîner sur une série de pop songs beaucoup plus directes. J’ai essayé de faire ma propre version de ça, d’un album art rock des 70s. Avec des aspects expérimentaux, dans la production, dans l’introduction d’éléments house ou techno, et avec un versant beaucoup plus pop, des schémas pop 80s puissants, comme chez Depeche Mode ou New Order.
Quel serait le fil rouge entre toutes ces influences, comment les organises-tu dans ton esprit ?
Le fil rouge est mon goût. J’enregistre assez peu de mémos vocaux, d’essais de mélodies. Je les joue au piano et je me dis que si je ne m’en souviens pas tout seul, c’est que ce n’était pas une mélodie intéressante. The Names, d’une certaine manière, est le point commun, le fil rouge, l’organisation de toutes ces influences.
Quel type de DJ étais-tu ?
Il y avait un programme nommé « Rent a DJ », destiné à lever des fonds pour soutenir la radio de la fac. Tu devais donc accepter toutes les soirées où on voulait te faire jouer. Et c’était assez marrant, mais plutôt basique. Je ne jouais pas de la techno, il n’y avait rien de technique, je jouais des hits de rap et c’était assez drôle de voir et de commencer à comprendre ce qui faisait faire bouger une salle. Un peu plus âgé, au milieu de ma vingtaine, j’ai commencé à m’intéresser au véritable art du mix. J’ai lu le livre Last Night a DJ Saved My Life, un bouquin génial qui m’a beaucoup marqué. Cette période de ma vie est intéressante, car c’est une période où j’avais assez facilement peur, plus que quand j’étais adolescent : quand tu joues dans un groupe qui connaît un peu de succès, l’idée de l’échec t’accompagne également. En tant que DJ, j’ai connu des moments absolument catastrophiques, on jouait avec le groupe et je passais des disques ensemble, et ça ne fonctionnait pas du tout. Mais je me suis rendu compte à ce moment que ce n’était pas si grave. Que la vie continuait. Que j’allais jouer le lendemain un concert avec le groupe, être à nouveau DJ. Que le peur ne devait pas m’empêcher de faire les choses. Ca m’a offert plus d’assurance, l’idée de produire des choses moi-même grandissait, je n’avais plus peur d’essayer de chanter, quelque chose qui auparavant m’effrayait. En 2009, après avoir joué à Reading en Angleterre, je suis resté derrière le groupe pour faire quelques DJ sets. Un soir, j’ai joué dans une toute petite salle. Il y avait peut-être 30 personnes, venues voir jouer un type tout seul avec sa guitare sur scène. J’ai d’abord pensé que j’aurais été terrifié à sa place, puis je me suis souvenu qu’on avait joué devant 25000 personnes quelques jours auparavant : je me suis rendu compte que mon insécurité avait quelque chose d’un peu ridicule, d’irrationnel. J’ai eu des moments affreux, mais j’ai aussi eu des moments très heureux –mais dans les uns comme dans les autres, je me suis rendu compte qu’on contrôlait certes une partie des choses, mais qu’une autre nous échappait de toute façon totalement.
The Names ressemble justement à un DJ set bourré de surprises : c’est ainsi que tu l’as imaginé ?
J’en ai parlé un peu plus tôt : voir Moodymann à Brooklyn, il y a quatre ans, sous le soleil d’un très bel après-midi, m’a profondément marqué. Il jouait un set impeccable de vieille house music, tout le monde dansait et soudainement, à un moment où personne ne s’y attendait, il a lancé Come As You Are de Nirvana. C’était littéralement choquant. Et entendre ce morceau dans ce contexte, de cette manière, m’a permis d’y penser totalement différemment, de l’écouter d’une manière totalement nouvelle. C’était choquant, c’était positif, et ça venait du pouvoir du DJ, que je n’imaginais jusqu’alors pas comme ça. J’ai effectivement pensé à The Names comme à un DJ set surprenant. Mais je ne voulais pas d’un mash up, je voulais que les choses coulent naturellement.
Quel genre de voyage mental espères-tu offrir à l’auditeur de The Names ?
Le but est d’aller vers la lumière. Je voulais commencer avec quelque chose, une électronique un peu sombre, et aller progressivement vers des choses plus légères. J’espère que les gens seront surpris, excités, et si possible plus optimistes après avoir terminé l’album.
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