En 1965 en Indonésie, le régime de Suharto massacre entre 500 000 et 1 million de ses citoyens sous prétexte de lutte contre le communisme. Après cinquante ans de silence, le réalisateur danois Joshua Oppenheimer brise l’omerta avec « The Act of killing », où les évènements sont racontés par d’anciens bourreaux paramilitaires. « The Look of silence » est le second volet de ce travail, consacré au point de vue des victimes. Son protagoniste principal est Adi (les noms des collaborateurs indonésiens du film sont cachés par mesure de protection), qui exprime sans colère le besoin de parler et l’exigence de justice. Nous l’avons rencontré à Paris.
Etait-ce une décision difficile d’apparaître dans ce film ?
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Adi – Ce n’était pas difficile de participer à ce film, c’était une chance. Avoir l’opportunité de s’exprimer sur ce sujet était une bénédiction. Je désirais faire quelque chose sur cette histoire et la venue de Joshua m’a permis de réaliser ce besoin. Ce film (et le précédent) ont permis de briser l’omerta qui régnait sur cette période qui était absolument tabou. Personne n’osait en parler. On ne connaissait que les mensonges de l’état, les leçons d’histoire falsifiée, les films de propagande, qui ont fourvoyé de nombreux citoyens indonésiens. Avec ce film, l’impossible devenait enfin possible.
Mais ne courriez-vous pas un grand risque compte tenu du fait que le régime est toujours en place avec ses milices paramilitaires ?
Les menaces, on y est habitués. Je ne voulais surtout pas que mes enfants subissent cette pression, ni ne s’y habituent. Je l’ai fait pour moi, pour mes enfants, pour mes proches, mais aussi pour les millions de victimes de cette répression de 1965. J’avais conscience des risques de parler de ces évènements et du poids de l’omerta, d’autant plus que le peu que j’en savais me venait uniquement de ma mère, des récits qu’elle m’a transmis. Même nos voisins, également victimes ou familles de victimes, n’osaient pas en parler. Il régnait un silence lourd depuis cinquante ans. Joshua est vraiment un héros parce que c’est grâce à cet étranger que nous avons enfin pu briser le silence. D’une certaine manière, je me cache un peu derrière Joshua, c’est lui qui est en première ligne et qui a permis tout ça. Concernant les risques, je dirais qu’on doit tous mourir un jour : aujourd’hui, demain, dans un an, c’est pareil. Alors autant en profiter pour essayer de révéler la vérité de ce qui s’est passé en Indonésie il y a cinquante ans et ne pas léguer ce lourd problème à nos enfants.
Vous êtes très calme dans le film, sans la moindre expression de colère ou de revanche, même face à d’anciens bourreaux. Comment faites-vous pour être cette placide incarnation d’un simple désir de justice et de vérité ?
Je ne suis pas d’une nature colérique et je ne suis pas allé à la rencontre des bourreaux dans un esprit de revanche. Je voulais juste trouver un moyen de briser le silence, de parler à mes voisins, qu’ils soient victimes ou bourreaux, d’évoquer ce sujet de façon calme et posée. J’aurais aimé que les bourreaux expriment une excuse, un regret, mais ça n’a pas été le cas. J’étais calme, mais dans ma tête, ça bouillonnait, j’avais toutes sortes de sentiments mêlés. J’essayais de contrôler ces émotions, ça me demandait beaucoup d’énergie et après chaque prise, j’avais besoin de me réfugier dans la voiture, avec la clim, et de rester là seul une trentaine de minutes pour me calmer.
Il est choquant que les bourreaux n’expriment aucun remord. Ce film vous a-t-il aidé à cicatriser le passé ? Et souhaiteriez-vous des procès tels que ceux qui se sont tenus au Cambodge contre des anciens dirigeants du régime Khmer ?
Ce film évoque les évènements de 65 mais il parle surtout de maintenant et de l’avenir. Depuis 65, il y a eu plusieurs événements, comme le Timor, qui ont fait que les auteurs des massacres n’ont jamais été traduits en justice, encore moins sanctionnés, à tel point que ces gens-là se considèrent aujourd’hui comme des héros. Si on ne parle pas de ces massacres, ils risquent de reproduire encore et encore. Toutes les victimes et leurs proches espèrent que le pays va enfin réécrire l’histoire de façon plus exacte et plus juste. Il serait bon aussi qu’il y ait un jour des procès et des peines prononcées. C’est ça le but, pas la vengeance. Ceux qui ont massacré en 65 sont toujours en vie et toujours proches des sphères du pouvoir.
Ces deux films ont-ils contribué à faire évoluer la société indonésienne dans le bon sens ?
Les effets de ces films ont dépassé mes espérances. A l’avant-première de The Look of silence à Jakarta, il y a avait 3000 spectateurs. Le film a ensuite voyagé à travers l’archipel, il y a eu plus de 3000 séances. Les médias ont commencé à oser parler du film et de 65, les étudiants ont osé braver la censure indonésienne en organisant des projections… Les retombées sont très positives, une page sombre de notre histoire est sortie du silence et de l’oubli.
Propos recueillis par Serge Kaganski
The Look of silence de Joshua Oppenheimer, sortie le 23 septembre
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