Au Festival de Berlin, il fallait oublier la faiblesse de la compétition officielle et beaucoup chercher dans les coins. Une poignée de films venus d’Argentine, d’Iran, du Japon, d’Inde, du Vietnam et même d’Allemagne ont rassuré quant à la vitalité du paysage cinématographique mondial.
A mesure que les terrains vagues reculent, on finit par se faire à la glaciale Potsdamer Platz, nouveau site du Festival de Berlin depuis l’édition précédente. Côté organisation, confort de travail, qualité des salles et des projections, et même convivialité des lieux, il n’y avait rien à redire. Pour le reste, cette ultime Berlinale dirigée par Moritz de Hadeln appelait les mêmes commentaires que d’habitude : faiblesse globale de la compétition officielle (pleine de croûtes et de déceptions), débarquement des majors et des « stars » américaines (venues vendre les navetons de saison tels Hannibal ou Quills), désastre constant du Panorama (la section parallèle officielle, qui trouvait malin de présenter le Beineix), et vitalité mitigée du Forum (la section parallèle historique, l’équivalent berlinois de la Quinzaine des réalisateurs cannoise), où il fallait chercher beaucoup pour parvenir à extraire quelques pépites. Trop de films, trop de mauvais films, qui poussent au zapping sauvage entre les salles, mais aussi quelques découvertes étincelantes, dont on espère qu’elles trouveront vite des distributeurs français.
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Parmi elles, La Ciénaga de Lucrecia Martel (Compétition), un premier film argentin qui mêle chronique familiale et audaces formelles et narratives pour instaurer un climat d’étrangeté poisseuse. Le plus beau est que la cinéaste tient la distance et filme aussi bien une nature en voie de pourrissement que les innombrables pièces de la maison-cerveau où se déroule l’essentiel du film. Violent, tendu, toujours inspiré, La Ciénaga est porté par une énorme envie de cinéma, une volonté de confronter des éléments biographiques à des partis pris plastiques joliment maîtrisés.
Moins singulier mais tout aussi frémissant de talent, Departure de Yosuke Nakagawa, dont on avait déjà aimé le premier film, Blue fish, présenté au Forum il y a trois ans. Encore une chronique adolescente, une même attention portée aux paysages et aux décors (l’île d’Okinawa) et un goût pour les changements de ton qui vient perturber une beauté parfois un peu posée. Comme La Ciénaga, Departure est moins un récit qu’une tentative réussie de capturer la sensualité des souvenirs, leur trace palpitante.
Mais l’événement de cette Berlinale était sans conteste le sublime Smell of camphor, fragrance of jasmine de Bahman Farmanara, cinéaste iranien des années 70, empêché de tourner pendant plus de vingt ans par les barbus. Très loin des passages devenus trop obligés du cinéma iranien, en rupture avec une certaine pesanteur allégorique, Farmanara livre un film à la première personne du très singulier, où il se met en scène lui-même, en Nanni Moretti de Téhéran cerné par ses mauvaises habitudes, sa famille et ses amis, morts ou vivants, dans une ronde vitale qui émeut d’autant plus qu’elle fait la part belle à un humour ravageur. Ce journal intime est aussi le testament d’un cinéaste qui n’a plus rien à perdre, et décide de tout montrer, de tout dire, des autres comme de lui-même. Prêt depuis l’automne, et présenté avec grand succès au dernier New York Film Festival, ce film proprement stupéfiant semble avoir échappé aux prospecteurs européens. Jusqu’à ce que le Forum de Berlin le présente enfin. Joli coup, chapeau bas.
Le goût du Forum pour les films de genre de Hong-Kong ou d’Inde est un atout de la Berlinale, moins sectaire en l’occurrence que les autres grands festivals européens. Hélas, les films envoyés cette année par Milkyway Films, la compagnie de Johnny To (qui avait enthousiasmé l’année dernière avec The Mission), étaient d’une bêtise affligeante. Et Jiang Hu-The Triad Zone de Dante Lam est proche lui aussi du n’importe quoi total. Après ça, le cinéma populaire, sur la Potsdamer Platz, on n’y croyait plus.
Et puis vint Waves, la nouvelle comédie musicale, en langue tamil, CinémaScope, deux heures et quart et deux mille saris virevoltants, du sorcier de Madras, Mani Ratnam. Histoire d’amour entre une fille, étudiante en médecine, et un garçon, informaticien, qui se heurtent aux mariages arrangés par leurs familles respectives, le film est à l’image de son scénario, fidèle à la tradition (du mélodrame, du romanesque et de la comédie musicale), mais aussi furieusement actuel. Rap tamil, humour ravageur, vidéo-clips, ralentis et arrêts sur image, Mani Ratnam fait feu de tout bois avec une grâce tuante, sans jamais oublier de raconter son histoire, à toute allure. On rit, on pleure, on hurle « aahhh ! » quand un accident manque de tuer l’héroïne, on chante « Love Chadugudu » en chœur. Ce n’est plus une projection de presse, c’est un miracle.
Le thème central du Forum était cette année le cinéma vietnamien. Pris entre le retour du capitalisme (fermeture des grands studios d’Etat et de nombreuses salles, marché florissant des vidéos pirates) et l’autoritarisme de la censure, les cinéastes vietnamiens ont peu de marge de man’uvre. On n’a d’ailleurs vu, dans les huit films sélectionnés, presque aucune image du Vietnam d’aujourd’hui. Deux films pourtant, Vies de sable de Nguyen Thanh Van et Le Rivage des femmes sans hommes de Luu Trong Ninh, parviennent à échapper au patriotisme moralisateur et au pittoresque esthétisant, les deux plaies du cinéma local, en montrant moins la guerre du Vietnam que ses traces, inscrites dans les corps (éclopés, meurtris, impuissants) et dans les c’urs (couples séparés, désir sexuel frustré ou impossible). Dans le magnifique film de Luu Trong Ninh, chronique d’un village de 1954 jusqu’au début des années 80, une très belle scène montre un garçon revenir du front à la nuit tombée. Son visage, ravagé par les gaz américains, ressemble à un monstre de film d’horreur, mais nulle propagande ici : le film se concentre sur la jeune fille qui lui était promise et ne veut plus de lui elle a peur. Vies de sable, moins ambitieux, suit un homme qui rentre en 1975 dans son village d’origine. Vingt ans de séparation entre le Nord et le Sud et le voilà avec deux épouses, celle qui l’a attendu toutes ces années, et l’autre, plus jeune, dont il a eu une petite fille. Entre mélodrame et comédie discrète sur le ménage à trois, le film impressionne par sa beauté sobre et son émotion sans pathos. Les dunes de sable, où l’on a jadis creusé les tombes des morts, deviennent des cachettes pour amoureux.
On était déjà heureux d’inscrire un nouveau pays sur la carte du cinéma, mais la Berlinale préparait une autre bonne surprise. La section Nouveaux films allemands est parvenue à redonner à Berlin l’allure d’une capitale du cinéma européen, plus sûrement que les millions de marks engloutis pour reconstituer Stalingrad aux studios de Babelsberg (résultat : le pénible Enemy at the gates de Jean-Jacques Annaud). Le nouveau film de Rudolf Thome, Venus talking, et ceux des jeunes réalisateurs Thomas Arslan, La Belle Journée, et Angela Schanelec, Ma vie lente, ont pour points communs d’être des films berlinois, ensoleillés et francocinéphiles en diable. Arslan, Schanelec, comme Christian Petzold, l’auteur d’un film déjà remarqué à Venise (Contrôle d’identité), tous trois anciens élèves de la DFFB, l’école de cinéma de Berlin-Ouest, ont décidé de se chercher des pères dans les réalisateurs de la Nouvelle Vague française. Si les références sont encore un peu voyantes dans le film d’Arslan, chapitre final de sa trilogie sur les jeunes Turcs de Berlin, elles n’encombrent plus Ma vie lente. Alliant rigueur des plans et drôlerie de dialogues très (bien) écrits, touchant à la grâce absolue dans plusieurs scènes (Rüdiger Vogler dans le rôle d’un père mariant sa fille), le film de Schanelec réussit avec calme ce que beaucoup ont cherché à faire : le portrait de groupe d’une génération à qui il n’arrive rien d’autre que la banalité de la vie, de ses désirs et de ses incertitudes. La Berlinale devrait peut-être penser à sélectionner des films allemands pour remonter le niveau de sa compétition officielle.
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