Qu’ils appartiennent au monde économique, politique ou artistique, les héritiers s’affichent au grand jour. Dans « Fils et filles de… » (éd. La Découverte), deux journalistes ont enquêté sur cette nouvelle aristocratie, apparemment inexpugnable.
Guy Bedos affiche un sourire à moitié gêné quand la première question posée par Laurent Ruquier fuse, le 12 septembre, sur le plateau d’On n’est pas couché, où il fait la promo de son auto-biographie, Je me souviendrai de tout (Fayard). Elle porte sur le succès de ses deux enfants, Nicolas (humoriste et metteur en scène) et Victoria (scénariste et comédienne, co-auteur du scénario de La Famille Bélier). « C’est extraordinaire, se gausse l’heureux paternel. J’en viens même à avoir honte d’avoir des enfants qui réussissent, qui sont doués, qui travaillent, alors que le pays, notamment sa jeunesse, est tellement mal en point ».
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Guy Bedos n’est évidemment pas le seul artiste dont la progéniture occupe, à sa suite, le devant de la scène. Qu’ils évoluent dans le monde économique, politique ou artistique, les « enfants de » tiennent le haut du pavé dans leurs domaines respectifs. Comme si, cinquante ans après que le sociologue Pierre Bourdieu a pointé du doigt la reproduction sociale des élites en France, l’entre-soi des élites n’avait jamais été aussi intense, et la méritocratie en panne. C’est ce que démontrent les journalistes Aurore Gorius et Anne-Noémie Dorion dans un ouvrage passionnant, Fils et filles de… Enquête sur la nouvelle aristocratie française (éd. La Découverte).
L’entre-soi de la crème de la crème
Cette plongée au cœur de la fabrique des privilèges commence dans les fameuses écoles libres des quartiers chics de Paris, où les élites économiques et culturelles envoient leurs chères têtes blondes. On en recensait 150 il y a dix ans, elles sont 700 aujourd’hui. Qu’elles s’appellent Montessori, Ecole internationale bilingue, Montaigne ou Jeannine-Manuel, elles accueillent de nombreux descendants de politiques, d’hommes d’affaires ou de stars, biberonnés de manière précoce à l’anglais, au chinois et aux sorties culturelles.
Parmi les anciens de l’Ecole alsacienne, on compte par exemple les enfants de Simone Veil, Wolinski, Martine Aubry, Elisabeth Guigou, Arnaud Montebourg, Alain Juppé ou encore de Vincent Peillon (« paradoxe extrême ») quelques années avant qu’il ne devienne ministre de l’Education nationale. « Le caractère privé de l’école ne semble pas froisser le patriotisme des hommes politiques, y compris ceux de gauche », remarquent les auteurs.
Plus tard, ces élèves privilégiés participeront aux mêmes soirées – des rallyes organisés par de grandes familles – et fréquenteront les mêmes boîtes de nuit, comme Le Baron, avenue Marceau, club le plus branché de Paris. Pour intensifier l’entre-soi, ils se retrouvent en vacances ensemble aussi, à Megève ou Saint-Barth, loin de la masse des touristes. Bref tout est fait pour renforcer les dynasties en les unissant.
« Le family business à la française du septième art »
Mais au-delà des ghettos du gotha déjà parcourus de long en large par les sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot, et des irréductibles dynasties politiques locales ou partisanes, les auteurs révèlent que les « fils et filles de » monopolisent aussi le monde de la culture. A commencer par le cinéma : « En 22 ans d’existence, les Césars ont ainsi consacré une douzaine d’enfants issus de familles d’artistes ou de professionnels du cinéma », écrivent-ils, comme Vanessa Paradis (nièce du comédien Didier Pain, qui l’a parrainée à ses débuts), Guillaume Depardieu, Lola Dewaere, Louis Garrel, Chiara Mastroianni, Laura Smet, Pierre Rochefort ou encore Izïa Higelin. Les nouveaux talents récompensés par le meilleur espoir sont donc bien souvent des héritiers.
Ce sont cependant les trois frères de la famille Seydoux qui incarnent le mieux « le family business à la française du septième art ». Jérôme, président de Pathé, Nicolas de Gaumont et Michel, producteur. Léa prolonge cet héritage à l’écran, tandis que la fille de Nicolas, Sidonie Dumas, a pris les rênes de Gaumont en 2004 : « Gaumont fonctionne selon le bon vieux schéma du capitalisme patrimonial ».
Le pouvoir (parfois écrasant) du nom
Au cours de leurs pérégrinations dynastiques, Aurore Gorius et Anne-Noémie Dorion croisent le chemin d’héritiers dont le patronyme s’avère parfois écrasant, comme l’acteur Marius Colucci, le fils de Coluche. « Je ne peux pas lutter contre mon ascendance. Il y a les ‘fils de’ et les ‘fils de monstres sacrés’ », raconte-t-il. Par la force des choses, à force de baigner dans l’univers cinématographique, il embrasse la même voie que son père. A neuf ans, il exécute son unique duo avec lui, dans un clip réalisé par Jean-Baptiste Mondino. Et à douze ans, grâce à l’amitié de sa mère avec le réalisateur Gérard Mordillat, il décroche son premier rôle dans Cher frangin.
La musique n’échappe pas à ce phénomène de transmission héréditaire. Les métros parisiens ne se sont-ils récemment couverts d’affiches réunissant la famille Chédid (Matthieu, Joseph et Anna) pour promouvoir ses concerts ?
Là encore, le pouvoir du nom fait ses preuves. Les enfants de Jacques Higelin en font encore la démonstration, d’Arthur H (révélation masculine en 1993) à Izïa vingt ans plus tard en passant par Kën qui réalise des clips pour son demi-frère. Plus étonnant encore : les fils d’Alain Souchon et de Laurent Voulzy, tandem le plus populaire de la chanson française, ont sorti deux albums avec le groupe Les Cherche-Midi dans les années 1990.
http://www.youtube.com/watch?v=nuZXPxtwq9o
« L’époque n’est pas favorable à l’émergence de nouveaux talents »
Ces phénomènes s’expliquent, selon les auteurs, par le fait que les investisseurs sont de plus en plus nombreux à parier sur les patronymes : « Outre l’entraide familiale, l’époque n’est pas favorable à l’émergence de nouveaux talents […] Dans ce contexte économique très contraint, un ‘enfant de’ portant un nom connu, c’est rassurant ».
Alors que les politiques exaltent « l’auto-réalisation de soi », il est donc paradoxal de constater que la reproduction sociale s’accentue. Les privilèges abolis une fameuse nuit du 4 août semblent avoir repris leurs droits. C’est encore plus flagrant dans l’univers entrepreneurial. Comme le déclarait avec humour sur France Culture Yvon Gattaz, ancien dirigeant du CNPF (l’ancien MEDEF) et père de Pierre Gattaz (président…du MEDEF), paraphrasant Marcel Achard : « Pour la succession des entreprises familiales les patrons se partagent en deux catégories : ceux qui croient que le génie est héréditaire et ceux qui n’ont pas d’enfants ».
Fils et filles de… Enquête sur la nouvelle aristocratie française, de Aurore Gorius et Anne-Noémie Dorion, éd. La Découverte, 280 p., 17 €
{"type":"Banniere-Basse"}