Depuis 1995, le festival Les Inaccoutumés défriche avec bonheur les nouveaux talents de la danse. Pourtant son futur semble compromis.
Les faits, parfois, aident à mieux voir clair. On s’interroge souvent, dans les milieux éclairés, sur la distinction entre art et culture. En quoi, fichtre diantre, se distinguent-ils foncièrement ? On connaît la réplique godardienne : « La culture est la règle, l’art est l’exception. » Fort juste. On aimerait aussi ajouter ceci : la culture est l’endroit où aboutit une création, l’art est celui de son surgissement, de son commencement. Il est donc logique que la culture soit plus aisément soutenue que l’art, l’artiste et la création. Moins risqué, pas vrai ? A l’heure où nombre de chorégraphes se rebiffent contre la rigidité de l’appareil structurel mis en place par l’institution et cherchent à définir d’autres modes d’action et de visibilité, il semblerait que les choses se durcissent. Alors qu’on se faisait une fête du lancement des Inaccoutumés, onzième édition d’un festival de danse unique en son genre, à la Ménagerie de Verre, à Paris, sa directrice et fondatrice, Marie-Thérèse Allier, rédigeait ce court texte en guise d’accueil pour son public : « Les Inaccoutumés, dernière édition ? A la suite de la décision de l’Adami (Administration des droits des artistes et musiciens interprètes ndlr), partenaire fidèle des Inaccoutumés, de retirer son soutien à notre festival, nous ne sommes pas en mesure d’assumer financièrement la prochaine édition qui a lieu traditionnellement en juin. Cette décision regrettable vient cruellement renforcer la fragilité de la Ménagerie de Verre dans sa volonté de soutenir l’émergence de générations de créateurs. Si vous adhérez à l’esprit et à la politique de la Ménagerie de Verre, merci de manifester votre soutien par quelques mots sur le cahier ci-joint, ainsi que vos coordonnées. »
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Ça jette un froid… D’autant que nombre d’artistes découverts ou fidèlement suivis aux Inaccoutumés depuis leur création en 1995 sont enfin reconnus, produits et diffusés dans des théâtres plus prestigieux, tels le Théâtre de la Ville ou le Centre national de la danse. Bref, on se demande quelle mouche a piqué l’Adami. En retirant son soutien à cette manifestation sous le prétexte qu’elle ne soutient plus les festivals, ce sont 180 000 francs qui disparaissent. Sur un budget total de 250 000 francs pour les deux éditions des Inaccoutumés.
Sincère mais pas dupe, Marie-Thérèse Allier s’interroge. Pourquoi doit-elle agir depuis près de vingt ans avec des bouts de ficelle ? Pourquoi le travail de défrichage artistique qu’elle mène passionnément n’est-il pas soutenu ou, à tout le moins, reconnu ? Pour résumer et employer la langue du détective, nous conclurons par une interrogation volontairement lapidaire : à qui profite le crime ?
Petit rappel des faits : « Lorsque j’ai ouvert ce lieu en 1983, explique Marie-Thérèse Allier, la danse contemporaine explosait. Tous les chorégraphes qui sont aujourd’hui à la tête de centres chorégraphiques nationaux sont passés par les studios de la Ménagerie, à l’exception d’Angelin Preljocaj, et y ont présenté leurs travaux. Puis le ministère a décentralisé, c’était un mouvement novateur. Mais vers la fin de cette décennie, ça s’est usé, les choses se sont institutionnalisées et j’ai arrêté ces présentations d’artistes. En 1995, j’ai senti un frémissement dans cette espèce de léthargie. Mon truc, ce n’est pas d’être dans la durée, mais d’être là dès les premiers moments. Jérôme Bel est alors venu me voir. Je ne le connaissais pas, il avait l’air un peu perdu et voulait me présenter quelque chose. C’était Jérôme Bel : ça m’a scotchée. Une esthétique différente, un rapport au spectacle qui bascule complètement : il part de rien et arrive à donner de la vie en détournant le regard d’une notion esthétisante du corps. Là, on regarde de la peau, des poils, on n’a pas le choix. Pouvoir changer le regard sur une proposition aussi simple, c’est fascinant. On l’a programmé pour la première édition des Inaccoutumés. Cette génération de chorégraphes diffère de ses aînés par son refus de la hiérarchie. Diriger un centre chorégraphique les intéresse rarement. Sachant qu’il existait un endroit où ils pouvaient faire des propositions, beaucoup sont venus me voir spontanément : Claudia Triozzi, Xavier LeRoy qui prenait des cours ici depuis dix ans, Alain Buffard qui voulait reprendre la danse après un arrêt de plusieurs années. Tous ont en commun de s’interroger sur le sens du spectacle et du spectaculaire. Mais les énergies sont très différentes. Ce qui m’intéresse, au départ, c’est lorsqu’un nouveau mouvement prend forme. Lorsqu’un mouvement de pensée émerge, voilà qui est toujours assez excitant. »
De fait, jetons un œil sur la programmation : après l’ouverture splendide de Jérôme Bel avec Jérôme Bel, Jeanne publique en concert de Barbara Manzetti (Belgique), To turn-up de Claudia Triozzi et Elargir la recherche aux départements limitrophes, le subtil et délectable projet de la compagnie Grand Magasin, sont encore attendus : Super des Italiens Kinkaleri, Too generate de Myriam Gourfink et Kasper Toeplitz, Sans titre de Tino Seghal (Allemagne), l’irrésistible Scanning de Benoît Izard, pour finir en beauté avec Body builders de la compagnie Superamas de Philippe Riéra. C’est vrai, rien de comparable entre eux. On ne réussira pas à les présenter succinctement sous une bannière commune.
Myriam Gourfink, dont c’est le cinquième passage aux Inaccoutumés, est la seule à travailler l’écriture de la danse sur un logiciel, LOL, qu’elle a créé avec Frédéric Voisin de l’Ircam : « Too generate est dans la continuité de mon travail : générer une danse, une chorégraphie sans l’idée de la représentation et de l’image, mais avec celle de l’intériorité, de la perception subtile de mouvements intérieurs. » LOL se présente comme un tableau à deux entrées : d’un côté, des dimensions inspirées par celles de la notation Laban, de l’autre, des éléments qui peuvent être des parties du corps, des objets, un environnement spatial… L’agencement des deux entrées fournit un réseau de supports que la danse se charge de traduire, d’interpréter. En gros, le mental soutient le corps.
De son côté, Benoît Izard propose Scanning, un premier solo pour l’ex-interprète de Meg Stuart, Jérôme Bel ou Min Tanaka. Futal rose, chemisette vert amande et voix murmurante : le mouvement part en spirale, le ventre fait entendre ses glouglous… : « Mon corps est un autre, le travail s’opère à la surface. (…) Qu’est-ce qui pousse ce personnage sur scène à être là ? Toute tentative de se déplacer est vaine, je contemple le vide qui me sépare de moi. Les interférences créent la dynamique, il faut permettre ces zones non maîtrisées. » Ces derniers mots, par contre, on en est sûre, tous les addicts aux Inaccoutumés, artistes et spectateurs, y souscrivent résolument. Seront-ils entendus ?
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Sur Internet : www.ifrance.com/menagerie-de-verre.
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