Parue il y a tout juste trente ans, « L’Histoire de Melody Nelson » est l’œuvre la plus aboutie de Serge Gainsbourg : un concept-album au son révolutionnaire et écrasant de modernité dont tout le monde, de Portishead aux rappeurs, se réclame aujourd’hui. Voici donc la petite et la grande histoire d’un disque culte.
Vingt-huit minutes et deux secondes à peine. Même pas une demi-heure de musique, sept morceaux liés entre eux par des points de suture apparents : L’Histoire de Melody Nelson, premier des concepts-albums signés Gainsbourg, est d’abord un objet de curiosité assez peu séduisant quand il débarque chez les disquaires en mars 1971.
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Seuls quelques milliers de téméraires épris d’aventures sonores nouvelles (entre 20 et 30 000 selon la police) se risqueront à ramener cette chose à la maison et à la déposer sur la chaîne hi-fi du salon. Les autres préféreront en rester à Je t’aime moi non plus ou à 69, année érotique, plus accessibles rengaines de la décennie précédente, fruits (à peine défendus) des premiers attouchements vocaux de Gainsbourg avec sa nouvelle poupée de cire, Jane Birkin.
Trente années plus tard, il s’agit sûrement du disque le plus subjuguant publié en France au cours de la décennie 70 il en sortit pourtant pas mal ces années-là, contrairement aux idées reçues. Trois décennies de maturation lente auront donc été nécessaires pour que le parfum empoisonné de Melody Nelson (ainsi intitulée en hommage à l’amiral Nelson) ne se disperse et devienne l’une des fragrances régulièrement clonées, aspergées, délayées, dans les laboratoires à sons modernes.
On répète souvent, à propos de Melody Nelson, qu’il s’agit de l’un des premiers « poèmes symphoniques de l’âge pop », en oubliant un peu vite quels étaient en ce temps-là les véritables thèmes en vogue dont s’emparaient les apprentis poètes pop (Fugain, ce genre).
Il n’était alors question, après 68, autrement dit au moment de la grande débandade, que de dénonciations souvent naïves de la société oppressive, du capital sanguinaire, de l’aliénation par l’argent, des marchands de canons et des agents du maintien de l’ordre. A ces hydres féroces, on opposait, en vrac, la liberté sexuelle en groupe, le baba-coolisme rampant, un herbier des fleurs séchées du flower-power évanoui, les grands rassemblements capillaires et mollement rock dans des terrains vagues transformés en champs d’honneur d’une alternative ayant du mal à se trouver. Toutes les comédies musicales, tous les disques à prétentions conceptuelles, tous les films-happenings de « l’âge pop » ne parlent que de ça. Sauf L’Histoire de Melody Nelson.
Gainsbourg, qui a passé Mai 68 cloîtré dans une suite du Hilton à suivre la révolution à la télé, livre ici au contraire le scénario le plus individualiste qui soit, dépourvu de tout écho générationnel, qui n’a pour toile de fond que des tourments furieusement intimes. Le point de départ de ce scénario n’a rien de bouleversant : un quadragénaire en Rolls renverse une lolita à bicyclette. Marc Dorcel en fera quelques années plus tard le ressort de bien des pornos chic avec Alban Ceray dans le rôle du châtelain trousseur d’ingénues. Mais un autre Ruskof est déjà passé par là, qui a tout dit sur le sujet : Gainsbourg prétendra souvent avoir longtemps porté en lui l’histoire de Lolita, Nabokov l’ayant écrite à sa place.
Parvenu à la quarantaine, célèbre d’avoir fait chanter des histoires à double-fond à quantité de donzelles plus ou moins consentantes, Gainsbourg entreprend donc son Lolita perso, ode humectée d’un rien de soufre (et d’une surdose de souffrance) aux « quatorze automnes et quinze étés » d’une héroïne aux cheveux rouges.
C’est évidemment Birkin qui incarnera le personnage sur la pochette, un singe en peluche sur le ventre pour cacher le rebondi de sa grossesse en cours. Depuis Percussions en 1964, Gainsbourg a laissé tomber l’endurance des disques longue durée pour enchaîner les sprints vainqueurs des singles. Seule la comédie musicale pour la télé, Anna, aborde sous l’angle ludique l’exercice périlleux du récit mis en chansons. En 68, il a poliment refusé l’adaptation française de Hair, ce concentré de l’esprit grossièrement libertaire de l’époque qu’il ne goûtait décidément guère.
En fait, Gainsbourg a derrière la tête l’idée assez floue d’un genre de comédie musicale symphonique, mais ce qu’il parvient à coucher sur le papier ressemble en réalité à un monologue intérieur d’un acteur-narrateur, simplement ponctué par les brèves interventions de Birkin-Melody. Obsédé toute sa vie par le luxe, le classieux, le « pas dégueu », Gainsbourg prend la tangente opposée de ses tubes jetables pour se lancer dans une uvre qu’il souhaite aussi déflagrante et mémorable que ses plus grands modèles littéraires. Pour mieux prendre ses distances avec les pseudo-poètes de l’âge pop, il déballe également toute sa science poétique classique, allongeant sonnets et quatrains comme autant de saveurs désuètes que lui seul, en 1971, est capable de rendre à nouveau comestibles.
En fait de comédie, Gainsbourg façonne la plus noire et solitaire des tragédies, et celle-ci sera au final plus glaciale que musicale. Il fait appel à Jean-Claude Vannier pour orchestrer et mettre en relief ce son spécial et résolument spatial qui bourdonne en lui, Vannier ayant déjà à son actif plusieurs musiques de films (dont certaines avec Gainsbourg) et des orchestrations pour Polnareff, Hallyday, Nougaro ou Barbara. C’est surtout un arrangeur accompli, le plus virtuose de tous ceux avec qui Gainsbourg a collaboré jusqu’ici. Il possède un goût affiné pour les timbres des instruments (collectionnant toujours les plus rares), une sensibilité en éventail (qui va de l’avant-garde à la jeune garde pop), il sait faire gronder un orchestre à cordes comme s’il s’agissait d’un torrent de lave, et ses silences sont plus profonds que le vide absolu.
Vannier est donc l’homme de la situation pour faire basculer l’imaginaire gainsbourien dans une dimension résolument nouvelle et foncièrement étrange. Il suffit d’écouter Melody, le morceau d’ouverture, sa basse distordue, son métronome sourd, pour déjà entendre « les ailes de la Rolls effleurer les pylônes », pour se croire déjà assis à l’arrière, l’horizon fendu par la « Vénus d’argent du radiateur dont les voiles légers volent aux avant-postes ».
Vannier et Gainsbourg demeureront en parfaite symbiose tout au long des séances parfois épiques de Melody Nelson, Serge ayant un jour cette formule fascinante à l’adresse de son arrangeur, fanatique comme lui du grand Cole Porter : « Tu es Cole et moi je suis Porter. » Les motifs de cordes vaguement orientaux, les riffs de guitares rêches et, par-dessus tout, la diction embrumée et salivaire de Gainsbourg confinent d’emblée le récit dans une bulle, sans prise avec le dehors, comme appartenant résolument à la sphère du fantastique et non à celle du commun.
Gainsbourg avait lui-même fait l’acquisition d’une Rolls quelques années plus tôt celle-ci ne quittera presque jamais son garage, ce symbole suprême du luxe n’étant sans doute chez lui qu’un réservoir à fantasmes dont il n’était nul besoin d’exhiber la ligne pure au tout-venant.
L’Histoire de Melody Nelson, mieux qu’une simple variation sur le thème de Lolita, est donc avant tout une longue digression onirique sur la folie amoureuse et sur son impossible apaisement. La Melody en question, « condition sine qua non » de la raison du narrateur, s’évapore aussitôt qu’elle apparaît, tel un soleil aussi rare que le bonheur, le temps d’une valse aux violons vaporisés par bouffées, à peine celui d’une étreinte dans un Hôtel particulier rococo qui n’a jamais été si justement une maison de passe.
Dans sa biographie de Serge Gainsbourg, Gilles Verlant révèle que L’Histoire de Melody Nelson se présentait au départ comme une suite de tableaux espiègles qui mettaient en scène le personnage central sous toutes les coutures, à la manière de Martine, l’héroïne phare des préados sixties. Il y avait même en chantier un titre intitulé Melody lit Babar.
Pendant toute la période de maturation du projet, étalée sur plusieurs saisons entre fin 69 et début 71, Gainsbourg a peu à peu apuré son texte, ne conservant que des bribes du personnage de Melody pour concentrer sur lui-même l’essentiel de la rêverie à voix haute (et grave), rêverie transfigurée soudainement en cauchemar dans le final considérable de l’album. Car, après quelques douces papillotes fruitées servies en collier (Ballade de Melody Nelson, Ah ! Melody), un jerk psychédélique infernal (En Melody), le disque bascule comme dans un gouffre et les orchestrations jusque-là évanescentes de Vannier migrent vers un genre de blues progressif, lugubre et atonal, chahuté par un chœur masqué de soixante-dix voix qui en intensifient encore un peu plus la violence sourde.
Démarré comme un scénario de porno bucolique, L’Histoire de Melody Nelson déraille dans une autre dimension, que Gainsbourg est allé pêcher dans les rites mélanésiens, en Nouvelle-Guinée précisément. C’est l’objet de Cargo culte, énigmatique pirouette macabre qui clôt le passage de la comète Melody en une ellipse mystique.
Peu après la sortie de l’album, Gainsbourg s’explique à ce sujet dans Rock & Folk : « C’est à cause du culte du cargo que j’ai écrit Melody Nelson. (…) Les Papous qui le célèbrent sont un des peuples les plus déshérités du monde. Ils regardent passer les avions dans le ciel, construisent des totems qui leur ressemblent grossièrement et prient pour que le ciel fasse dégringoler un de ces avions-cargos, leur livrant ainsi les richesses. (…) Dans le disque, je pratique le culte du cargo pour que l’avion me rende Melody. Je trouve que c’est une belle religion. »
Gainsbourg aimait les cultes ? Avec cet album il est servi au-delà des espérances, même si c’est après la mort de son géniteur que Melody sera le plus fréquemment déflorée, disséquée, culbutée et honorée. C’est Portishead qui en utilisera toute la trame pour un remix du Karmacoma de Massive Attack, c’est encore Mirwais qui en intégrera un long passage dans son propre album solo Production. Sans parler de tous ceux qui, en secret, ponctionnent dans la moelle intacte de ce recueil pastoral, matière à nourrir leurs propres tissus musicaux.
En Angleterre (où l’essentiel de l’album fut enregistré), DJ, musiciens et journalistes vouent bizarrement à L’Histoire de Melody Nelson, pourtant le plus littéraire des disques de Gainsbourg, une passion qui est pour beaucoup dans la cote actuelle de son auteur. Idem dans la famille des épouvantails de l’underground américain du type Sonic Youth et consorts, qui en apprécient le déroulé mélodramatique, la force des thèmes, la texture sonore parfois inhospitalière, le flow moite et la production spectrale révolutionnaire. Et on ne comptabilise même pas le nombre d’impacts qu’un tel disque a pu laisser chez les rappeurs.
Jane Birkin : « Lors de l’enregistrement de Melody Nelson, il régnait dans le studio une atmosphère particulièrement électrique. J’étais très excitée par ce final qui n’en finissait pas… Mon frère Andrew était là. Nous sommes allés distribuer les premières copies du disque dans tous les magasins alentour, tant nous étions tous persuadés d’avoir participé à quelque chose de révolutionnaire. Cette histoire, ces mots terribles, « mineure détournée par l’attraction des astres », c’était grandiose, complètement baroque. Je pensais sincèrement que la face du monde changerait si on était capable de le faire écouter à un maximum de personnes. »
Mais en 1971, le monde est encore trop frileux pour détourner la face des miroirs consensuels que lui présente la chanson française dans son ensemble. Malgré une imposante campagne d’affichage, Melody restera souterraine, et ne décrochera un disque d’or qu’une dizaine d’années plus tard, quand Gainsbourg reviendra au-devant de la scène grâce à son lifting jamaïcain.
Après ce coup de maître, Gainsbourg tentera dans les albums suivants de s’en tenir ainsi à une idée fixe qu’il déclinera avec plus ou moins d’à-propos. Dans un registre (musical et thématique) assez proche, L’Homme à la tête de chou, en 1976, sera une réussite. Rock around the bunker, dans un tout autre genre, beaucoup moins. Mais L’Histoire de Melody Nelson continue de planer au-dessus des nuages, et le culte grandissant qui l’entoure n’est pas près de la faire redescendre.
Christophe Conte
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