Comment l’un des hommes politiques les plus à gauche du Royaume-Uni peut-il aujourd’hui diriger le Parti travailliste, résolument social-libéral depuis les années 1990 et le « New Labour » de Tony Blair et Gordon Brown ? Portrait d’un socialiste convaincu propulsé à la tête d’un appareil politique racquis à la cause capitaliste.
S’il n’en est pas encore à s’afficher en costume trois-pièces impeccable, Jeremy Corbyn a déjà dû, ces dernières années, troquer ses pulls en laine tricotés par sa mère pour le combo chemise-veste, et raser sa barbe d’un peu plus près. En revanche, les idées du nouveau chef du Parti travailliste britannique, élu par les militants le 12 septembre dernier, n’ont pas (encore) bougé d’un iota.
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Ce fils d’un ingénieur et d’une prof de maths né à Chippenham le 26 mai 1949 (66 ans) dans le sud-ouest de l’Angleterre, n’a connu que le poste de député de la circonscription d’Islington-North (Londres) à la Chambre des Communes – et ce depuis 1983. Mais ce serait une erreur de réduire son engagement politique à ce poste.
Un réac de gauche ?
Ses parents étaient tous deux des militants pacifistes et se sont rencontrés durant la Guerre civile espagnole. Pas un grand fan de l’école – qu’il a quitté à 18 ans – Jeremy Corbyn s’engage très tôt dans des groupes de jeunesses socialistes et au Labour. Puis il passe deux ans en Jamaïque pour y faire du volontariat, et est embauché à son retour par un syndicat de fonctionnaires: National Union of Public Employees. Il mène alors sa carrière entre le Labour et dans les syndicats – qui sont à la base même du Parti travailliste. En 1982, il est pressenti pour être le candidat du Labour dans la circonscription d’Islington-North. Il est élu l’année suivante et se retire de ses fonctions aux syndicats pour se consacrer à son poste de député… jusqu’à aujourd’hui.
Au sein du parti, il défend des idées radicales, et rejoint notamment dès 1984 le Socialist Campaign Group, une mouvance très à gauche. On le dit utopiste ? « Qu’y a-t-il de mal avec le fait d’être idéaliste? répond-il à une journaliste du Guardian. Est-ce que ce ne sont pas nos idéaux qui nous ont donné notre service de santé, l’Etat-providence, l’énseignement libre et gratuit ? » En véritable homme de gauche, il s’affiche républicain, contre le nucléaire, pro-palestinien, pro-syndicats, sceptique vis-à-vis de l’OTAN, favorable aux nationalisations et à l’intervention du gouvernement dans l’économie et, surtout, contre l’austérité – ça rappelle quelques mouvements politiques récents, non ?
S’il est encore membre du Parti travailliste, même depuis le tournant libéral opéré par Tony Blair et Gordon Brown au milieu des années 1990 avec le « New Labour », Jeremy Corbyn n’en reste pas moins un électron libre : selon Mediapart, il aurait voté plus de 500 fois contre son parti au Parlement lorsqu’il n’était pas d’accord. D’ailleurs, il se revendique plutôt de l’Old Labour.
Il n’en faut pas moins pour qu’une bonne partie de la presse britannique lui colle l’étiquette de « réac de gauche ». A commencer par The Economist, qui l’appelle le « conservateur qui ne veut pas l’avouer ». Même Blair a répété, avant l’élection du nouveau chef du Labour, qu’il serait dangereux pour l’avenir du parti. David Cameron, lui, considère que dorénavant « le Parti travailliste est une menace pour notre sécurité nationale, notre sécurité économique et la sécurité de votre famille. » Rein que ça.
The Labour Party is now a threat to our national security, our economic security and your family’s security.
— David Cameron (@David_Cameron) 13 Septembre 2015
Cité par Mediapart, le professeur en sciences politiques du College of London, Philippe Marlière trouve néanmoins que « son programme est néo-keynésien : il est partisan d’une économie mixte mais il n’est pas accroché aux années 1970 comme on le lui reproche. Par ailleurs, sur les questions sociétales comme le mariage homosexuel par exemple, il est bien plus à gauche que beaucoup de travaillistes ». Quant à la clause IV des statuts du Labour – qui prévoyait « la propriété commune des moyens de production, de distribution et d’énergie » (supprimée par Tony Blair en 1995), Jeremy Corbyn ne semble pas du tout vouloir la réhabiliter, contrairement à ce que beaucoup annoncent.
La Corbynmania, c’est quoi ?
« Il attire les acteurs du secteur public, ceux qui n’ont pas apprécié la réforme du New Labour de Tony Blair, et il séduit les jeunes qui ne se rappellent pas ce qui s’est passé dans les années 80″, décryptait il y a quelques jours une source du Labour à Libération.
Pourtant, Jeremy Corbyn ne voulait pas de ce poste. Après la défaite d’Ed Miliband aux élection législatives de mai 2015 puis la démission de ce dernier de la tête du Labour, les proches de Jeremy Corbyn lui ont plus ou moins forcé la main en assénant « C’est ton tour ! ». Face à lui se trouvaient Andy Burnham (le favori) et Yvette Cooper, ministres dans le dernier gouvernement travailliste, et Liz Kendall, soutenue par des partisans de Tony Blair. Corbyn était bel et bien le seul qui « faisait tâche » dans ce groupe de « Blairites », comme on les appelle outre-Manche.
Chez les jeunes du Royaume-Uni une certaine Corbyn-mania existe actuellement, mais Jeremy Corbyn n’est surement pas, en revanche, le candidat des élus travaillistes. La grande majorité de l’appareil soutenait les politiques centristes et libérales de Tony Blair et de Gordon Brown. Si les allégations d’un « complot » mené par des groupes d’extrême-gauche semblent infondées, il y a bien eu des stratégies d’entrisme organisées à l’aile gauche du parti, concède le journal américain The New Yorker, « mais Corbyn a aussi plus attiré les foules lors de ses apparitions publiques que les autres candidats et a bénéficié d’un grand soutien sur les réseaux sociaux ».
Selon Mediapart, son élection à la tête du parti est le résultat de trois facteurs : un « effet générationnel et mobilisateur » (beaucoup de jeunes ont voté pour Corbyn), un « rejet du blairisme » (avec la campagne anti-austérité, lancée par le Scottish National Party, notamment), un « nouveau mode de scrutin » (pour 3 livres Sterling, n’importe qui pouvait participer à l’élection, un peu comme la primaire socialiste de 2006 en France) et, enfin, la personnalité même de l’homme.
Un côté « guy next door »
Car Jeremy Cobyn a tout du Mr Tout-le-monde. Il se déplace toujours à vélo dans Londres, préfère le tweed aux costumes Armani et n’est pas (encore) muni d’une équipe de communication très développée. Mieux : il s’est révélé être le député qui dépensait le moins parmi ses 649 collègues lors du scandale des notes de frais des parlementaires britanniques, en 2009. « Je suis juste un homme ordinaire qui essaye de faire un métier ordinaire », expliquait-il au Guardian. Par ailleurs, si beaucoup s’accordent à dire que Corbyn n’est pas un grand orateur, il semble plus convaincu par ce qu’il dit que ses adversaires à la tête du Labour ne l’étaient, et parle un langage simple, sans tourner autour du pot.
« Nous cherchons à faire des choses plutôt que d’empêcher d’autres d’en faire de leur côté », affirmait-il également au Guardian. Corbyn n’aime pas critiquer ses adversaires, ni les médias, et encore moins parler de sa vie privée : il n’en a que pour son projet politique.
D’ailleurs, s’il a déjà fait des vagues dans la presse pour ne pas avoir chanté « God Save the Queen », l’hymne britannique, à la cathédrale Saint-Paul de Londres, il a, pour l’instant, fait plutôt bonne impression sur les récents rendez-vous politiques, et notamment lors de son premier face-à-face avec le Premier ministre, David Cameron, à la Chambre des Communes, où il est apparu calme et très respectueux de son adversaire. Il a même eu la bonne idée de demander que les citoyens britanniques lui envoient leurs questions pour qu’il les pose à David Cameron, au lieu de l’habituel combat de coq entre les deux chefs de partis. Mais combien de temps durera l’état de grâce?
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