Célébré à Cannes, le film de Nabil Ayouch sur des prostituées de Marrakech a fait du cinéaste un artiste honni au Maroc. Rencontre avec l’indocile témoin d’un pays en mutation.
Ce devait être un soir de fête. Le 19 mai, Nabil Ayouch présentait à la Quinzaine des réalisateurs cannoise son nouveau film, Much Loved, un portrait d’une bande de jeunes femmes prostituées vivant dans les rues de Marrakech.
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Sur la scène, devant un public ému et conquis, l’auteur, ses producteurs et certaines de ses actrices paradaient en vainqueurs, enfin libérés de longues semaines d’un tournage sous haute tension, et conscients d’avoir participé à une œuvre décisive, peut-être capitale dans l’histoire récente du cinéma marocain. Tous se savaient impliqués dans un film hors norme, le premier à oser aborder les sujets du sexe tarifé et de la condition féminine dans le monde arabe sans aucun tabou, ni aucune forme de politesse.
Mais les célébrations furent de courte durée. Quelques heures seulement après la projection officielle, des extraits de Much Loved diffusés en ligne suscitaient une violente controverse au Maroc, où des milliers d’internautes dénonçaient le contenu sexuel du film et son “immoralité”.
Much Loved interdit de diffusion au Maroc
“Ça nous est tombé dessus d’un seul coup, raconte l’actrice Loubna Abidar, visiblement encore sous le choc. Sans même l’avoir vu, des types ont jugé que le film était indigne et nous nous sommes alors retrouvés au cœur d’une polémique folle. Très inquiétante.”
Appels anonymes, messages d’insultes, fuite d’une copie de travail du film sur internet et menaces de mort sur les réseaux sociaux, où un groupe Facebook réclamant jusqu’à l’exécution du réalisateur a recueilli près de 4000 likes : Nabil Ayouch et son équipe ont été la cible d’une vaste entreprise de pression menée par les mouvements conservateurs marocains.
“On ne pouvait même plus allumer les portables ou marcher dans la rue sans que des gens nous agressent, poursuit Loubna Abidar. Ils me demandaient : ‘pourquoi vous avez fait ce film ?’, ‘pourquoi vous avez joué une pute ?’, ‘pourquoi vous avez accepté de vous mettre à poil ?’ Des gens que je ne connaissais pas sont même allés voir ma mère chez elle pour lui faire peur !”
“Ils ont piétiné les libertés fondamentales des artistes”
Face à l’ampleur des menaces, les actrices ont été placées dans un appartement sécurisé, tandis que l’affaire s’accélérait encore lorsque, le 25 mai, le ministère de la Communication du Maroc décidait d’interdire le film de diffusion dans le pays, au motif qu’il représentait “un outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine, et une atteinte flagrante à l’image du royaume”.
“Là, c’est devenu un vrai scandale, fulmine le producteur français de Much Loved, Saïd Hamich. Ils ont annoncé cette interdiction totale sans voir le film, et sans respecter le protocole démocratique de la commission de censure au Maroc. Ils ont voulu passer en force et, résultat, ils ont piétiné les libertés fondamentales des artistes…”
« Donner la parole à ces filles exploitées »
Plus de trois mois après le début de l’affaire, et alors que la tempête médiatique s’est un peu calmée, c’est un Nabil Ayouch fragilisé mais pas résigné que l’on rencontre dans les jardins d’un hôtel parisien, où il vient s’acquitter de la promotion de son film. “Je vais continuer à me battre, je ne suis pas là pour jouer les victimes, lâche-t-il, dans un soupir. J’attends un peu et je déposerai un recours pour contester cette interdiction injuste.”
Aujourd’hui, le cinéaste a le sentiment d’avoir été “incompris”, “diabolisé”, et tient à rétablir quelques vérités sur la nature de son film : “La rumeur a fait de Much Loved un objet scandaleux, or ce n’était pas mon intention, dit-il. Tout ce que je voulais, c’était explorer une réalité encore ignorée du Maroc : celle de la prostitution, de ces femmes qui donnent leur chair, leur sang pour survivre. Je voulais montrer le quotidien de ces filles exploitées par la société, leur donner la parole, raconter leur solitude.”
Pendant près de deux ans, Nabil Ayouch sillonna donc toutes les grandes villes du pays à la recherche de ces femmes invisibles, recueillant des centaines de témoignages pour nourrir son projet Much Loved. Il a infiltré un monde interlope, clandestin, dont il a restitué la violence sociale et sexuelle dans une fresque ultraréaliste, à la lisière du documentaire anthropologique et de la fiction.
« Un lien organique avec cette terre » marocaine
“Le plus important, pour lui, c’était de montrer fidèlement ce qui est nié, et tenter de provoquer un débat pacifié à l’échelle du pays », observe Maryam Touzani, la compagne et proche collaboratrice du cinéaste, qui organisa les rencontres avec les prostituées. « C’est sans doute ce qui le heurte le plus dans la censure du film : il ne veut pas que ces paroles restent interdites.”
Mais au-delà de cet échec politique, “l’affaire Much Loved” constitue aussi une douleur plus intime pour le réalisateur, une “blessure” dans son rapport au Maroc, ce pays avec lequel il entretient depuis longtemps un lien passionnel. Né d’un père arabe et d’une mère juive française, Nabil Ayouch a été élevé dans la banlieue nord de Paris, à Sarcelles, où il vécut quelques années entre deux cultures, frappé d’une violente crise identitaire.
“En France, je me suis très tôt senti déconnecté de mes racines, se souvient-il. Je faisais des études sans passion, je tentais de m’exprimer à travers le théâtre, mais le vrai déclic est venu grâce au cinéma. Je devais avoir 20 ans quand j’ai réalisé mon premier court métrage, Les Pierres bleues du désert.”
“Je suis parti complètement fauché avec une caméra pour tourner dans les coins les plus reculés du Maroc, comme une volonté de pénétrer à l’intérieur du pays, de renouer avec ma culture. J’ai retrouvé le lien presque organique que j’avais avec cette terre. Et le cinéma a été l’outil de reconquête de mon identité.”
Un regard acéré sur l’actualité de son pays
Installé définitivement à Casablanca à la fin des années 90, Nabil Ayouch poursuivit alors ce travail de cartographie collective et intime du Maroc, à la faveur d’une série de films qui l’imposèrent en témoin privilégié d’un royaume en mutation.
En même temps qu’il reprenait contact avec ses racines, il jetait un regard acéré et sans filtre sur l’actualité de son pays, filmant les violences policières dans Mektoub, le quotidien cramé des enfants pauvres dans Ali Zaoua prince de la rue ou les tentations terroristes qui menacent la jeunesse maghrébine dans Les Chevaux de Dieu, sélectionné en 2012 au Festival de Cannes.
Dans le contexte d’une industrie marocaine dévastée, où la grande majorité de la production se résume à de banals téléfilms, il s’imposa en une dizaine d’années comme l’un des piliers du cinéma d’auteur local, capable d’attirer les foules (près de 350 000 entrées pour Mektoub), et régulièrement nommé pour représenter le Maroc aux oscars.
“Il est vite devenu une figure de référence dans le pays, confirme son producteur français, le jeune Saïd Hamich. Jusqu’à Much Loved, ses films étaient toujours très vus et discutés. Il était le seul à pouvoir aborder des sujets sensibles tout en attirant le public…”
Une crise identitaire de la société marocaine
Comment, dès lors, expliquer que Nabil Ayouch soit passé en à peine trois ans du statut de réalisateur acclamé à celui d’artiste maudit, interdit de diffusion dans son propre pays ? Le sujet sulfureux de Much Loved ne peut pas être la seule raison.
Selon le cinéaste, la controverse provoquée par son film traduit aussi une crise identitaire de la société marocaine, qu’il met en lien avec quelques affaires de mœurs très médiatisées de ces derniers mois, tel ce lynchage d’un travesti survenu à Fès en juin 2015, ou cette récente couverture d’un journal local qui titrait : “Faut-il brûler les homos ?”.
“On voit bien qu’il y a de nouvelles crispations, souvent liées aux affaires de moralité ou de sexe, remarque le cinéaste. Depuis les printemps arabes, qui ont conduit à l’arrivée au pouvoir des islamistes du PJD (le Parti de la justice et du développement – ndlr), une ligne de front s’est dessinée dans le pays, qui oppose deux projets de société radicalement différents. Une forme de cohabitation, de vivre-ensemble, a fini par s’éroder, et les conservateurs n’hésitent plus à exprimer leur haine en public.”
Pas de quoi néanmoins refroidir les convictions de Nabil Ayouch, qui adresse un dernier message aux officiels de son pays : “Je ne vais pas laisser des abrutis abîmer mon lien au Maroc, prévient-il. Il me reste encore quelques sujets à défricher.”
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