Elle avait annoncé sa retraite de la musique ou un disque de jazz, puis avait disparu des radars. Lana Del Rey peaufinait en fait les chansons de “Honeymoon”, nouvel album qui continue son langoureux travail de dématérialisation de la pop-music.
Depuis des années, on nous rebat les oreilles avec des discours émerveillés sur la dématérialisation de la musique, en insistant avec compassion ou condescendance sur ce petit village gaulois que constituent les résistants du vinyle. Sans évoquer un instant l’importance du toucher (voire de l’odorat, avec certaines pochettes en carton fort) dans la panoplie des sens enchantés par la musique. Les vinyles de Lana Del Rey sentent très bon – le Pepsi, notamment.
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On parle de la dématérialisation de la musique, certes, mais on ne parle dans ce cas pas assez de la dématérialisation de la pop-music. Ils sont pourtant nombreux à l’œuvre sur ce vaste chantier d’épuration, de nettoyage par le vide, l’absence, le creux. Des mélopées néoclassiques de Max Richter à pas mal de tubes à danser au-dessus du vide de la trap music, des diableries électroniques de James Blake aux torch-songs fantomatiques de Lana Del Rey, c’est comme si toute une partie de la musique actuelle était livrée en points à relier entre eux, comme dans un jeu d’enfant où la forme finale ne se révèle qu’aux plus patients. A ce jeu de l’effacement, de la dématérialisation donc, Lana Del Rey reste l’une des plus mystérieuses artisanes en chansons étirées, éthérées.
Lana Del Rey porte en croix des malheurs anciens, trop lourds pour elle
On parle de la dématérialisation de la pop-music, certes, mais on ne parle pas assez de la dématérialisation de la pop-star. Car Lana Del Rey, pour l’avoir eue plusieurs fois en face de nous, n’existe pas. Déjà, elle est née Elizabeth Woolridge Grant. Et surtout : elle est un spectre. La première fois qu’on l’avait rencontrée, dans un petit piano-bar de Londres, on avait été incapable de lui parler, tant son aura, déjà, imposait le malaise.
Mais on avait regardé ses pieds, pour être bien certain qu’ils touchaient terre, tant elle se mouvait avec la grâce indolente et infernale des créatures au charme toxique du film Mars Attacks! de Tim Burton. Elle avait éclaté d’un rire de petite fille quand, des années plus tard, on lui avait rapporté l’anecdote.
Entre garçon manqué et femme fatale réussie, Lana Del Rey est un tourbillon, une confrérie des impossibles, mille personnalités incompatibles. Sous ses airs de papier glacé, elle porte en croix des malheurs anciens, trop lourds pour elle seule, des morts proches et des cadavres exquis, de ces amis que seuls ceux qui ont grandi avec des disques pour intimes peuvent comprendre sans ricaner. Il suffit d’évoquer devant elle Jeff Buckley, Kurt Cobain ou Elliott Smith pour saisir.
Un cabaret funèbre tendu de soie et de satin catin
Sa musique avait pourtant tenté de revenir au concret, aux pieds sur terre. En embauchant Dan Auerbach des Black Keys et son armada de copains aux biscoteaux saillants, Lana Del Rey avait abandonné, le temps d’Ultraviolence, sa matière épaisse, luxuriante et pourtant décharnée, évidée. Elle rêvait de simplicité, d’une accalmie, d’une pause respiratoire sous haute influence de la quiétude californienne des années Laurel Canyon, des années baba.
Visiblement, la nonchalance n’était pas taillée pour elle et ses tourments. C’était juste un masque de sérénité, qui devait se fissurer. Malgré des trésors comme West Coast ou l’impérial Brooklyn Baby, l’album Ultraviolence sera loin d’atteindre les triomphes de Born to Die, son premier album réellement distribué, sorti en 2012, après les méconnus et déjà intenses Sirens (2006) et surtout Lana Del Ray A.K.A. Lizzy Grant (2010), sur lequel une chanson comme Yayo portait les germes d’une discographie à venir. Car le ton était déjà donné, malgré une production parfois excentrique, voire affreuse – macabre.
Summertime Sadness, Born to Die, Dark Paradise, Sad Girl : les titres de Lana Del Rey résonnent comme un catalogue La Redoute du mal-être, avec ce côté cru et cagneux de textes qui jouent loin de l’autoapitoiement, loin des bobos existentiels d’une petite diva. On ne sait pas d’où remonte le malheur, mais il imprègne en profondeur une musique qui se résume souvent à une mise en scène luxueuse de la mort, à un cabaret funèbre tendu de soie et de satin catin.
Un sorte de musique de film, immobile mais inquiète
Cet univers, Lana Del Rey a eu le temps de le construire : lors de notre première rencontre en 2011, elle nous avait longtemps expliqué à quel point elle vivait depuis l’enfance “dans sa tête”, bulle où la rejoignaient quelques films, Scarface ou American Beauty, toujours les mêmes, des livres, Kerouac, Nabokov, Sartre, Allen Ginsberg, toujours les mêmes, et beaucoup de chansons, toujours les mêmes, de Nina Simone, qu’elle reprend, à 2 Pac ou Leonard Cohen.
On parlait de dématérialisation de la musique de Lana Del Rey. C’est encore plus vrai sur le nouvel album Honeymoon, où la musique prend souvent le chemin du rêve éveillé, de l’évasion, de l’absence. Une sorte de musique de film, immobile mais inquiète, qui se confond avec les brumes, pâle et floue. Une musique d’apparence indolente, mais ferme pourtant avec la mémoire, qui se siffle sous la douche – froide. Un son finalement bien d’époque, dont la lenteur, la langueur, la torpeur, l’agonie incarnent assez bien une forme d’abandon crâneur, de dilution finale.
Un laisser-aller qui contraste étonnamment avec la fermeté, la poigne d’une Lana Del Rey de plus en plus au cœur, aux rênes de sa musique et de son commerce : c’est elle et elle seule qui décide avec qui elle parle, comment sa musique sera représentée. “Je ne connais pas de meilleure combinaison que l’animal et le cérébral”, nous avait-elle prévenu à ses débuts. Elle le rappelle avec Honeymoon : ce qu’on peut regarder en premier chez une femme, ça peut être son cerveau, sexy comme mille.
Comment as-tu vécu l’incompréhension face à ton album Ultraviolence de l’an passé ?
Lana Del Rey – J’ai hérité du côté philosophe de mon père : si les choses ne se passent pas trop mal, alors elles se passent bien. Je me sens privilégiée de pouvoir continuer à faire ce que j’adore. Je me fiche des chroniques de mes disques mais elles changent la façon dont les gens vont écouter ma musique, alors autant recevoir des échos favorables…
Avais-tu alors besoin de cette légèreté dans ta vie, de cette nonchalance ?
D’une certaine façon, c’était un contre-poison à ce qui se passait dans ma vie. J’avais besoin de faire un album qui sonne exactement comme celui que j’entendais alors dans ma tête. C’était le seul moyen de préserver ma vision. J’ai toujours eu besoin de ce genre de simplicité. Je ressentais une vraie nonchalance par rapport à la façon dont la musique allait être reçue et en même temps j’étais totalement obsédée par mon artisanat, mes chansons. C’est le meilleur état d’esprit possible quand on est en train de faire un album.
Autour de toi, y avait-il trop de gens pour donner leur opinion, leurs conseils ?
Il y a constamment beaucoup de gens et ils émettent tous beaucoup d’opinions au sujet de mon album en cours. Ce n’est pas que je les méprise tous mais… quand il s’agit de produire, notamment la voix, je ne me sens à l’aise que si je demeure fidèle à ce que j’entends en moi. Je n’ai pas enregistré Ultraviolence en réaction à qui ou quoi que ce soit : c’est juste le disque que je voulais écrire, et la façon dont je voulais qu’il sonne.
T’inquiètes-tu, au nom des attentes, devant la feuille blanche ?
Je me sens très éloignée de ces attentes, sans doute parce que la réaction des gens à ma musique reste fondamentalement différente de la mienne. Je me suis juste sentie accablée à un moment où on disait partout que ma musique n’était qu’extrême tristesse, voire nocivité. Le meilleur remède a été de fermer les volets et de continuer à travailler.
Tu pensais alors à t’évader ?
Oui, ça peut être une vraie tentation, de plusieurs manières possibles… Mon cerveau et mon imagination ont tendance à tourner à plein régime, mes évasions sont donc plutôt physiques – déménager par exemple. Je ressens le besoin de vivre quelque chose de différent, neurologiquement ou physiquement… J’ai toujours trouvé des façons de m’évader. Et sans avoir recours à des amis imaginaires ; je n’en ai jamais eu.
Peux-tu parfois juste claquer la porte ?
Il est toujours possible de s’enfuir. Le gros problème, c’est que partout où je vais, je pars en compagnie de moi-même. C’est donc compliqué pour moi de m’évader comme je le souhaiterais. Les deux endroits où je parviens à le faire, c’est à la plage ou au volant. Pendant longtemps, ma propre musique était ma plus belle source d’évasion… Quand elle est devenue plus concrète au fil des ans, elle est devenue ma réalité, ce dont je cherchais à m’évader. Pourtant, j’ai une relation viscérale à la musique, c’est une des choses les plus intimes et naturelles pour moi. En termes de plaisir, je la place à égalité avec le sexe.
Pourquoi la musique a-t-elle pris une telle place dans ta vie ?
Parce que j’étais destinée à en jouer. Je me suis contentée de faire ce que j’étais censée faire et ça a totalement envahi ma vie. C’est ce qui arrive quand on est sur la bonne route. Jusqu’à il y a quelques années, je considérais certains musiciens comme une énorme inspiration, je ressentais beaucoup d’amour pour eux, mais de manière saine ! J’ai récemment perdu un peu de cette connexion. Tu chantes un bout de texte de David Bowie sur l’album.
A-t-il toujours été dans ton panthéon ?
Parfois, quand tu chantes et improvises, des phrases surgissent de nulle part… J’espère qu’il ne m’en voudra pas. Mais je suis convaincue que ses mots ont surgi pour une raison, je n’ai donc jamais changé cette ligne. C’est une âme tellement excitante. Il vient d’une période extraordinaire, avec toute cette musique, l’art, l’énergie de l’époque. (On lui parle d’une photo réunissant, en 1973, Bowie, Iggy Pop et Lou Reed) J’aurais adoré vivre ces années-là, avec des amis incroyables !
A quel point ton rapport à l’artisanat de la chanson a-t-il évolué depuis tes débuts ?
Depuis une dizaine d’années, je me suis complètement immergée, avec délice, dans cet artisanat. Je me souviens avec tendresse de mes premiers pas, même si c’est très loin… Mais récemment, je me suis moins souciée de structures, de compositions, j’ai laissé les choses se créer, naturellement. Pour être honnête, cette liberté musicale est palpitante, je me sens bénie. C’est comme si tu t’évadais des structures qui t’ont jusqu’alors définie et que tu évoluais dans une autre dimension psychique, que tu repoussais les limites de ton âme grâce aux mots et aux mélodies…
Es-tu très impliquée techniquement ?
En termes de sons, d’arrangement, de production, il est fondamental pour moi d’être très précise. Sur un album, la partie consacrée au mixage et au mastering prend énormément de temps. Avec mon producteur et mon ingénieur, je suis totalement impliquée dans ce travail. Avec moi, bien après que j’aie fini de composer les chansons, la production évolue constamment, jusqu’à la dernière minute.
Je suis donc très pointilleuse sur cet aspect aussi, qui me prend beaucoup de temps. Je me sentais pourtant plus fluide, plus éloquente avec le “langage de la musique” lorsque j’étais plus jeune… J’ai déjà dit beaucoup de choses dans mes disques et j’ai traversé beaucoup d’expériences ces deux dernières années qui ont fini par parasiter les transmissions, les traductions entre ma muse et moi.
Qu’as-tu changé dans les méthodes de travail pour Honeymoon ?
Pas grand-chose, je me suis contentée de ne pas chercher cette fois un second producteur pour bouleverser en cours de route le son de l’album tel qu’il avait débuté. L’an passé, j’avais tout fait avec Rick Nowels avant d’emporter cet album chez Dan Auerbach. Cette fois-ci, je suis restée en studio avec Rick et nous avons tout fini ensemble. Il est à la fois mon partenaire et un ami cher.
Un mot, une idée ont-ils défini l’esthétique de ce nouvel album ?
La chanson Honeymoon a défini le ton, avec Music to Watch Boys to. J’adore l’idée d’“honeymoon”, de lune de miel, c’est l’apogée d’une relation romantique… C’est même censé être le plus beau moment de la vie d’une femme… Je cherchais sans doute à rendre ma vie plus belle qu’elle ne l’était.
Tous les sentiments, toutes les inquiétudes que je ressens, toutes les questions que je me pose sur le futur influencent les paroles, bien sûr, mais aussi les mélodies… A part ça, je n’ai pas ressenti d’influences extérieures pour cet album, si ce n’est le jazz et la trap music, qui a marqué la production de deux chansons.
Tu te souviens de ta première guitare ?
Mon oncle Tim m’avait prêté la sienne, je ne l’ai pas gardée, elle est restée chez lui.
D’où te vient cette nostalgie ?
Je réfléchis tout le temps, je suis plutôt contemplative, ma passion pour les beaux films explique sans doute pourquoi mon esthétique peut passer pour de la nostalgie… Je suis également très romantique : la combinaison de tout ça s’appelle peut-être la nostalgie. Je préfère penser que j’ai juste de très bons goûts ! Est-ce que je vais composer un jour une BO ? Qui sait, c’est peut-être écrit dans mon futur…
Qu’aimerais-tu changer chez toi ?
Je voudrais vivre sans inquiétude, sans peur.
album Honeymoon (Polydor/Universal)
Bonus track : dix fois Lana Del Rey
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