Marcial Di Fonzo Bo a réuni un casting all-stars pour “Démons” de Lars Norén, dont l’écriture acérée est sans concession à propos des relations amoureuses et du monde contemporain. Rencontre avec une équipe et son metteur en scène.
Pour rejoindre le quatuor d’acteurs composé d’Anaïs Demoustier, Romain Duris, Marina Foïs et Gaspard Ulliel qui incarnent deux couples qui se déchirent dans Démons de Lars Norén, il faut, depuis Caen, se rendre à Hérouville-Saint-Clair, ville nouvelle créée dans les années 80 où le théâtre s’érige au cœur de la Citadelle Douce inaugurée par François Mitterrand.
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Un miracle d’architecture organique qui, à l’instar de la troupe qui répète en ce moment sous la direction de son nouveau directeur, Marcial Di Fonzo Bo, sait capter la lumière et s’en nourrir pour mieux nous dévoiler les méandres de sa structure interne, des salles de construction des décors au plateau d’une profondeur de champ vertigineuse.
En cette fin août, c’est un projet atypique qui se trame là, sous nos yeux, et se déploie à la fois dans une durée longue et dans l’urgence. Durée longue puisque, avant de la mettre en scène au théâtre, Marcial Di Fonzo Bo a réalisé pour Arte un an auparavant un film adapté de la pièce de Lars Norén avec les mêmes acteurs, à l’exception de Stefan Konarske remplacé au théâtre par Gaspard Ulliel pour des raisons de santé. Et dans l’urgence, les répétitions ayant repris au milieu du mois dans un décor qui doit partir cinq jours plus tard au Théâtre du Rond-Point de Paris, où la pièce va être créée.
“Démons me poursuit depuis des années”
Mais rien ne semble impressionner Marcial Di Fonzo Bo, qui mûrit ce projet depuis longtemps : “Démons me poursuit depuis des années et j’ai toujours voulu la monter. Mais il faut que les planètes s’accordent pour qu’un jour ce soit le bon moment. Le déclencheur a été ce projet de film avec Laetitia Gonzalez des Films du Poisson dans le cadre de la collection d’Arte réalisée à partir de spectacles déjà créés. Je trouvais plus intéressant d’inverser la proposition dans la mesure où Démons repose sur les acteurs et les partitions que la pièce de Lars Norén développe pour eux. Or, vous le voyez aujourd’hui, certains essais en répétition ne seront pas gardés dans la pièce, mais c’est ce moment de surgissement des propositions d’acteurs que je voulais capter avec la caméra.” Marcial Di Fonzo Bo ajoute :
“J’ai immédiatement voulu monter la pièce après avoir réalisé le film avec les mêmes acteurs.”
Un souhait qui s’inscrit dans une lignée prestigieuse qui inspire depuis toujours Marcial Di Fonzo Bo : “Avec Ingmar Bergman, John Cassavetes ou Rainer Werner Fassbinder, j’aime ce passage du théâtre au cinéma et les questions qu’il pose : quels sont les outils du cinéma, ceux du théâtre et comment le sens est-il véhiculé d’une forme à l’autre ? J’aime aussi me confronter, à partir d’un seul matériau, à deux formats différents. Le scénario écrit avec Louis-Charles Sirjacq à partir de la pièce a permis un travail de condensation, de resserrement et d’acuité dans les rapports entre les personnages.”
Une distribution exceptionnelle
Vu de l’extérieur, c’est une affiche de rêve qui réunit quatre stars de cinéma aux incursions plus ou moins fréquentes dans le théâtre. De l’intérieur, ce sont tout simplement des acteurs avec qui Marcial Di Fonzo Bo a déjà travaillé ou avec qui des projets, tramés depuis des années, se concrétisent enfin : “Avec Marina Foïs, on travaille ensemble depuis dix ans. Elle jouait dans ma mise en scène de La Tour de la Défense de Copi, on s’est retrouvés comme acteurs dans Viol de Botho Strauss mis en scène par Luc Bondy, puis on a tourné dans le film de Christophe Honoré, Non, ma fille, tu n’iras pas danser et elle a joué dans La Connerie de Rafael Spregelburd que j’ai créée en 2008.” Marcial Di Fonzo Bo apporte des précisions :
“Avec Anaïs Demoustier, on a joué tous les deux dans la mise en scène de Christophe Honoré, Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo. Il y a plusieurs années, j’avais un projet de théâtre avec Romain Duris qui ne s’est finalement pas fait, tout comme avec Gaspard Ulliel à qui j’avais déjà proposé un rôle.”
Mais, bien sûr, cette distribution exceptionnelle tient aussi au cœur de l’intrigue de Démons, qui se déroule en une soirée et voit deux couples s’affronter, se déliter et courir tous les risques pour attiser la flamme du désir et tester la résistance de l’amour à l’outrage du temps, de l’ordinaire et à son antidote : le poison de la perversité, l’acuité de la cruauté, l’ivresse des pulsions préférables aux cendres de l’habitude.
“Aller vers la destruction la plus absolue”
“Pour Lars Norén, un homme et une femme ne sont pas faits pour vivre ensemble, ils sont forcément dans un rapport de destruction. Dans Démons, le couple Frank (Romain Duris)/Katarina (Marina Foïs) s’accorde pour aller vers la destruction la plus absolue et c’est là que se trouve leur amour.” Ce qu’ignorent Tomas (Gaspard Ulliel) et Jenna (Anaïs Demoustier) – plus jeunes, d’un autre milieu social et venant de fonder une famille –, qu’ils invitent chez eux.
“C’est tout l’intérêt de la pièce : pour Frank et Katarina, c’est un jeu dangereux mais il est absolument nécessaire pour alimenter le désir. Ils testent les limites de ce jeu et la noirceur qui circule d’un personnage à l’autre découle du rapport un peu maléfique entre Frank et Katarina. Jenna se retrouve bouleversée et croit connaître un désir amoureux pour Frank alors que c’est juste une pulsion. Dans toutes les premières pièces de Norén, on retrouve cette nécessité de l’outrage et ces paquets de cendres.”
En l’occurrence, dans Démons, ce sont les cendres de la mère de Frank qu’il vient de ramener chez lui et qui doit être inhumée le lendemain. A la fois accessoire de jeu et personnage central, une présence-absence réifiée dans un objet qui passe de main en main et symbolise autant qu’elle provoque l’éclatement des relations et la finitude de l’amour.
Chacun donne son point de vue sur le travail en cours
Sans relâche, la séance de répétitions se poursuit de 14 heures à 22 heures, enchaînant les italiennes, les scènes travaillées par bribes, reprises, modifiées, et des filages qui déroulent toute une séquence, suivis de notes où chacun donne son point de vue.
En contrepoint à la folle élégance de Marina Foïs en talons aiguilles et chemise d’homme qui révèle des jambes interminables, et de Romain Duris en costume noir, la bouche surlignée d’une fine moustache, Anaïs Demoustier a la fraîcheur naturelle d’une jeune mère débordée et Gaspard Ulliel porte avec nonchalance des habits de tous les jours, aussi neutres que son apparente normalité.
Et quand ils nous livrent leur vision des personnages, ils poursuivent entre eux l’interrogation de ce que Démons met en jeu : une vérité qui ne peut être résolue mais seulement explorée. “Le point de vue de Norén, résume Marina Foïs, c’est que le couple est un danger, un terrain miné. La lutte des classes, c’est une chose, mais la lutte des sexes, c’est encore pire. Frank et Katarina incarnent une alternative, ils se sentent tout-puissants et vont, au cours de cette soirée, tester leurs limites. Leur instinct de vie est intact, contrairement à Tomas et Jenna.”
“C’est peut-être le soir où je vais mourir sous ses coups”
Pour Romain Duris, “ce couple survit par le jeu, l’excitation, la perversité. L’intérêt, c’est de ne pas s’ennuyer et nous, ce qu’on perçoit, c’est que ce jeu peut se répéter, c’est un peu leur sport, avec chaque fois une mise en danger. Le désir de bagarre, de sexe ou de jouer avec la mort, c’est assez proche, ce sont des pulsions. Frank cherche à se faire peur, il a envie d’avoir le cœur qui bat plus fort. Le truc en plus ce soir-là, c’est la mort de sa mère.” Marina Foïs confirme :
“C’est un soir exceptionnel. Je pense qu’il m’a façonnée et rendue dépendante. C’est peut-être le soir où je vais mourir sous ses coups, où je vais enfin prendre du plaisir avec un autre mec, où lui va tomber amoureux de Jenna et trouver une nouvelle proie.”
“J’ai l’impression que Jenna est une femme qui a la tête dans le guidon, renchérit Anaïs Demoustier. Elle s’est un peu oubliée et, le temps de cette soirée, elle s’aperçoit qu’elle passe à côté de plein de choses et que tout ce qu’elle a contenu, retenu, se met à bouillonner et à exploser au contact de Frank et de Katarina. Ils la mettent en situation de fragilité et provoquent chez elle des réactions excessives.”
Que la pièce démarre avec l’arrivée des cendres de la mère n’est pas anodin, estime Gaspard Ulliel : “C’est un de ses enjeux principaux, cette atmosphère morbide et ce dérèglement qui planent dès le départ. On sort de leur mécanisme habituel et même si, en nous invitant, on est peut-être les victimes ou les témoins, on sera tous transformés par ce dérèglement qui s’est immiscé dans leur jeu. C’est la volonté de Norén que la pièce produise des dommages et résonne a posteriori. Dans une interview, quand on lui demande ce qu’une pièce doit provoquer, il répond que ça doit faire l’effet d’une bombe sous-marine pour ressurgir quelques jours après. Et c’est vrai que ce texte a une violence morbide qui contient tous les vices de l’âme humaine.” En proie, comme on le sait, à cet obscur objet du désir.
Démons de Lars Norén, mise en scène Marcial Di Fonzo Bo, avec Anaïs Demoustier, Romain Duris, Marina Foïs, Gaspard Ulliel. Du 9/09 au 11/10 (Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe) ; le 13/10 (Colombes), les 16 et 17/10 (Caluire-et-Cuire), du 20 au 22/10 (Comédie de Caen)
sur Arte diffusion de Démons, réalisation Marcial Di Fonzo Bo, le 2 octobre à 22 h 45
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