Puisant dans l’art du cinéaste arménien Paradjanov, Prunus Armenica élabore un savoureux théâtre chorégraphié. Où pantomime et danse s’entrecroisent.
eau-de-vie d’Arménie
Coquin de hasard… Au moment où Olivia Grandville et Xavier Marchand peaufinaient les dernières répétitions de Prunus Armenica avec leurs interprètes arméniens, la France se distinguait en reconnaissant officiellement le génocide des Arméniens, opéré par les Turcs au début du xxe siècle. « Son passé n’étant plus nié, la diaspora va enfin pouvoir se tourner vers l’avenir », remarquent-ils en se remémorant le projet des Petites Topographies littéraires de Marseille, mené en 1995 au théâtre des Bernardines par Xavier Marchand avec la communauté arménienne, forte de 60 000 membres, la plus importante de France. Une expérience assez puissante pour éveiller le désir de partir à Erevan, à plusieurs reprises, avec l’idée de travailler avec des étudiants arméniens autour d’une figure forte, tant sur le plan esthétique que sur le plan politique : le cinéaste Paradjanov, né arménien en Géorgie, emprisonné et censuré par le régime soviétique, moins pour son homosexualité que pour la nature de son uvre, à l’opposé des valeurs du « réalisme socialiste ». Des films, que le « génie du Caucase » n’a pu tourner lors de ses quinze années d’emprisonnement, restent ses scénarios conservés au musée Paradjanov d’Erevan avec ses collages, ses dessins, ses souvenirs et ses meubles, enfin tout ce qu’on a pu sauver lors de la destruction de sa maison natale à Tbilissi.
Ce va-et-vient entre la vie et l’ uvre de Paradjanov, symbolisé par sa maison-musée, fournit la trame de Prunus Armenica, une succession de miniatures où se croisent certains éléments de son premier film, La Confession, avec d’autres piochés dans les uvres littéraires qu’il aurait souhaité transposer à l’écran (David de Sassoun, la grande épopée arménienne, la poésie de Grégoire de Narek, moine et poète mystique du xiie siècle, ou celle, contemporaine, de Parouïr Sévak). Formellement, plutôt que de reprendre un principe de création qui reproduirait les « attitudes paradjanoviennes » (pose hiératique, composition statique, suite de tableaux et mise en abyme d’images), Olivia Grandville et Xavier Marchand s’en sont tenus à une position claire : « L’image a toujours partie liée avec le mouvement et cet artiste, avare de mots, laisse la part belle à la poétique des gestes. A ce titre, la danse, l’organisation de l’espace, tout le travail gestuel prend en charge une partie du sens. C’est dans les superpositions de sens que la pièce s’est écrite. »
Il est vrai que si les tableaux s’enchaînent avec une douce fluidité, ombreuse et nonchalante, leur construction est complexe. Elle multiplie les angles de vue, privilégie souvent l’arrière-plan, soigne les détails et donne à la danse, à la pantomime, aux langues (russe, arménien, français), à la musique et aux objets une place, certes mouvante et éphémère, mais toujours susceptible de déplacement, de développement. L’occupation du plateau n’est jamais homogène, mais soumise au flux des présences qui le traversent, s’en absentent et, parfois, laissent une trace.
Contre la déperdition de soi, le geste artistique reste le plus sûr allié, au risque de sa propre disparition. Il illustre à merveille cette phrase de Paradjanov : « Tout mon art vient de mon enfance, et mon enfance, c’est ma maison. »