Des sacs lance-roquettes, des engins de combat, l’attaque d’un porte-avions : l’artiste Philippe Meste, 34 ans, auteur de quelques hauts faits, est aujourd’hui à la tête d’un arsenal impressionnant. Alors qu’il présente à Paris son Robogun, rencontre avec un spécialiste de l’art plastic, explosif et dangereux.
C’est vrai, j’ai un peu glandé… » Mi-souriant, mi-gêné, Philippe Meste revient après deux ans d’un léger flottement, où l’on ne voyait plus de lui que des pièces anciennes. Deux années également passées à exposer à l’étranger et, surtout, à monter et à revendre une petite entreprise, histoire de gagner sa vie « parce que, comme la plupart des artistes contemporains, ce n’est pas l’art qui me nourrit. Ce serait même plutôt le contraire. » Pourtant, son retour sur la scène artistique française ne passe pas inaperçu : avec le Robogun, robot terrestre de combat vidéoradio guidé, cet artiste né en 1966 augmente à l’évidence sa capacité de tir, inscrit une arme réelle, efficace, dangereuse, dans un champ de l’art plutôt habitué au pacifisme et à l’abstraction.
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« Rapide, électrique et silencieux », opérationnel surtout, équipé d’une visée laser et d’une caméra embarquée à 360 °, potentiellement chargé de douze roquettes, le Robogun a déjà donné les preuves de sa redoutable efficacité, à commencer par le mur défoncé d’une galerie nouvellement installée rue Louise-Weiss, la Jousse Entreprise. Test concluant pour le jeune prototype Robogun : à coups de fusées de détresse, le cube blanc et abstrait de la galerie s’embrase, s’enfume, tourne au rouge feu, au bleu cramé et cramoisi. Les traces de l’opération, toujours visibles, font partie de l’exposition : objet d’art et d’essai, le Robogun est un peintre mural qui ne fait pas vraiment dans le détail.
Deuxième séance d’essai : extérieur jour sur un parking industriel, une semaine avant l’exposition. Cible : une voiture blanche conduite par l’artiste lui-même. Si, dans la galerie, le Robogun, avec sa couleur jaune et ses grosses roues, a encore l’air innocent d’un jouet Fisher Price un peu sophistiqué, en revanche la vidéo et le mur défoncé qui l’accompagnent restituent avec force et effroi toute la violence de l’objet. Et à voir la fusée de détresse exploser les vitres arrière et défoncer la carrosserie de la voiture, on se dit qu’il s’en est fallu de peu que Philippe Meste ne passe lui-même à la moulinette, installé au volant avec un casque de moto comme seule protection.
On pense alors à une autre fameuse performance, Shoot de Chris Burden : en 1971, dans une galerie de Los Angeles, l’artiste américain demanda à un ami de lui tirer dessus à une distance d’environ quatre mètres, recevant finalement une balle dans le bras, opposant la réalité de son corps blessé aux fictions cinématographiques des studios hollywoodiens, situés à quelques kilomètres de là. Ou comment réintroduire dans l’esthétique la dimension oubliée du risque.
De même chez Meste : séance d’essai, la vidéo du Robogun hésite entre plusieurs formes, entre le test de laboratoire, l’actionnisme violent et la cascade. Un jeu de simulation, mais à balles réelles. Autrement dit, une scène de guerre, comme au cinéma, comme dans la peinture ancienne : « La guerre a été dévolue à la photographie pour l’aspect documentaire, et au cinéma pour la fiction. Moi, je trouve qu’il est normal pour un artiste de s’intéresser aux armes, parce que ce sont des objets tabous dans la représentation, mais pas dans l’utilisation, la vente et la fabrication. Alors je fais des scènes de guerre, à l’ancienne, mais avec des éléments réels, ce qui me fait sortir tout d’un coup du simple domaine de la représentation. »
Adversaire du gentil R2D2, Robogun permet d’importer de la violence dans l’art, et de la réalité dans le monde des images. Dans le registre de l’action, mais sur un autre mode, on se souvient d’une action mémorable de Meste : récupérant des pages de pub où des top models excitent le désir et incitent à la consommation, il avait éjaculé sur le visage des mannequins, son sperme composant sur la pub des taches et des coulures. Infiniment supérieures à sa dernière et très mauvaise série d’images (Women in love) qu’il expose parallèlement au Robogun, et où des hardeuses spermées regardent le spectateur avec extase, les Aquarelles composaient une action violente, hautement efficace, une réponse directe au marketing à la fois érotique et agressif des magazines féminins.
Reste que le plus incroyable de ses hauts faits est encore l’attaque d’un porte-avions dans le port de Toulon, à bord d’un petit bateau lance-roquettes rapidement arraisonné et longtemps confisqué par l’armée française. Plus tard sera construit un premier véhicule d’armement mobile : « Mais il posait des problèmes de transport, il manquait de discrétion, on ne pouvait pas approcher des bâtiments publics sans être très vite arrêté. Du coup, je n’en fais rien, ou plutôt j’aimerais récupérer la tourelle pour la mettre dans un parc, ça ferait comme une sorte de poste fixe au milieu d’un jardin public. » Un dispositif à la fois sécuritaire et inquiétant qui n’est pas sans rappeler le Poste militaire que Meste installa un jour sur le marché aux puces de Marseille : il loua un emplacement, y plaça des sacs de sable et quatre soldats en armes, provoquant, à la façon de Vigipirate, l’affolement et l’inquiétude des habitués du marché, mais aussi de la police et de la gendarmerie.
Dans l’artillerie de l’artiste, on compte encore quelques armes individuelles : sept à huit Gunpowers, sortes d’énormes brassières lance-fusées, et surtout une quinzaine de DJ bags, objets de mode jouant avec l’esthétique du camouflage pour dissimuler, non pas des vinyles, mais bien un lance-roquettes. « Objets pour une possible révolte », armement idéal pour guérilla urbaine, guerre citoyenne, manifestation anti-OMC à Nice ou Seattle, les DJ bags et toutes les armes de Meste demeurent aussi des objets d’art : ils développent et dessinent des contre-pouvoirs symboliques, un champ d’oppositions dont on sous-estime souvent l’efficacité.
Pour autant, sur le terrain du réel, l’ambiance est à l’hésitation, à la retombée d’utopie. « Mes objets et mes actions gardent une large part de symbolique. Il ne faut pas rêver, un tir aujourd’hui, même au lance-roquettes, sur un bâtiment, naval ou autre, ne fait plus rien juste quelques dégâts, mais ça ne change rien. Peut-être qu’un bug serait plus efficace de nos jours, et encore. Mes fusées de détresse sont percutantes, et non pas explosives. Je ne cherche pas à couler le porte-avions, mais juste à lui porter atteinte, à le toucher, le désigner. D’un point de vue réel, c’est un combat perdu d’avance, mais ça reste un geste symbolique assez fort. »
A ces doutes s’ajoute une autre indécision : comment utiliser ces armes ? A qui les confier ? Contre qui tirer ? Sur ce sujet, l’artiste lui-même se montre hésitant. Il y a deux ans, il confiait à certains de vouloir assaillir l’ENA avec son véhicule mobile, puis envisageait d’attaquer TF1, imaginant son assaut filmé par les caméras de vidéosurveillance de la première chaîne française.
Quant au Robogun, Philippe Meste compte le faire circuler dans Berlin, aimerait attaquer un bâtiment, voudrait aussi le glisser subrepticement dans le défilé militaire du 14 Juillet, comme si cette arme pouvait rejoindre l’arsenal de l’armée française. Alors participation ou rébellion ? La question reste en suspens. « Je sais qu’avec le Robogun, je suis sur le fil du rasoir : il est très difficile de savoir de quel côté se place l’objet. Et il est d’autant plus dangereux, d’autant plus ambigu qu’il est vraiment autonome, il n’y a personne dedans, on peut lui prêter des sentiments, des décisions, une autonomie d’action. »
Les premières cibles que s’est données l’artiste éloignent encore plus la figure, par trop simpliste, du jeune homme en révolte contre la société : tirant d’abord contre la galerie qui l’accueille, puis contre lui-même, Philippe Meste redistribue les cartes, redonne à son Robogun sa force de frappe, évidemment aveugle. Une prise de risque, une façon de nous rappeler le danger de toute uvre d’art, son potentiel explosif, son caractère incontrôlable, son efficacité, à long terme comme à petit feu qu’il s’agisse d’un urinoir de Duchamp ou d’une sculpture robotique.
Finalement, c’est sans doute avec plus de froideur que de colère que Philippe Meste compose ses armes, développant une esthétique du combat pour entretenir la flamme. Réactivant les figures du résistant, de l’artiste engagé, adoptant la posture de l’activiste, mais porteur d’aucun message, enrôlé sous aucune bannière, dans aucun parti, l’ uvre de Philippe Meste est symptomatique d’une génération revenue des idéaux de lutte et qui vit en plein l’effondrement des grandes causes idéologiques. « En vérité, je n’ai pas en moi le moteur de la révolte. Aujourd’hui, on ne sait pas vraiment contre qui se battre, ni où tirer, et pourtant on ressent en soi un léger énervement. Peut-être que d’autres ont ce moteur-là, et ils peuvent alors se dire qu’il y a dans un coin un type qui fabrique des armes pour eux. Ce type, c’est moi. Dans ce genre de truc, il faut travailler en équipe. »
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