La photographie du petit Aylan est au départ une image pudique, éthique et morale. Est-ce pour cela qu’elle a autant bouleversé une opinion pourtant habituée à la consommation effrénée de “visuels” ?
“No comment”. C’est le simple mot posté sur sa page Facebook par l’artiste Nicolas Moulin à côté de l’image de l’enfant syrien retrouvé mort un matin sur une plage de Bodrum, en Turquie. Il est vrai que les mots paraissent indécents face à cette image infiniment bouleversante, jamais usée quand bien même elle tourne depuis des jours sur les réseaux sociaux et à la une des médias. Et puis, la seule vraie réponse à apporter à cette émotion visuelle se joue sur le terrain, par une politique d’accueil des réfugiés au sein, mais pas seulement, de l’Union européenne.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pourquoi en parler malgré tout ? Parce que cette image a en elle quelque chose qui nous demande de nous y arrêter. De ne pas continuer la ronde des images, la consommation des “visuels”, comme si de rien n’était. Depuis sa publication, le paysage visuel s’organise autour de cette image : c’est ainsi que des opposants à l’accueil des migrants tentent de faire circuler d’autres images d’horreur pour tenter de contrer l’impact émotionnel et surtout l’effet politique de cette photographie qui fait bouger les lignes et les frontières.
Une image qui opère en deux temps
Certes, pour atteindre un tel niveau de diffusion, “il faut que l’opinion publique, de plus en plus à fleur de peau sur le sujet des migrants, soit prête à la recevoir, commente Eric Baradat, rédacteur en chef du service photo de l’AFP. Ensuite, mentionnons que les journaux anglais, à commencer par The Independent, ont fait d’emblée un usage politique de cette image qui leur a servi pour interpeler directement le gouvernement britannique.” D’autres comme André Gunthert insistent sur la construction médiatique de cette image, recadrée en format vertical par The Independent pour mieux l’adapter à sa une – une pratique en vérité très courante.
N’empêche, cette puissance d’arrêt est contenue dans l’image et dans le “choc statique” qu’elle produit. D’abord, elle ne montre pas le flux des migrants, mais la fin de leur fuite désespérée. Et surtout, elle opère en deux temps : “La photo n’est pas choquante au premier abord, ajoute Eric Baradat. On voit en premier lieu une image calme, sereine, d’un enfant qui semble en train de dormir. Trois quarts de seconde plus tard, on comprend que l’enfant est mort et là l’effet émotionnel se trouve décuplé.”
Une éthique du regard
De son côté, l’artiste Olivier Blanckart, habitué à retraiter en sculptures des images de presse, y voit “une image faible” : non pas esthétiquement, mais faible en intensité et en information. Le sujet n’est pas centré et surtout l’enfant n’est pas figuré.
A ce titre, elle se distingue absolument de nombreuses “photos chocs”, telle celle de la petite fille vietnamienne brûlée au napalm, prise par Nick Ut en 1972. Ici, la photoreporter turque Nilüfer Demir intègre dans sa vision une certaine pudeur, une éthique du regard, elle se refuse à aller chercher ce visage de l’enfant, que certains médias plus charognards n’hésiteront pas à cadrer en gros plan serré.
Cette photo nous adresse donc non seulement un message politique mais aussi une leçon de morale visuelle : loin des images chocs, et quand la photographie humanitaire s’est enlisée dans une rhétorique compassionnelle usée, voilà que c’est cette image pudique, éthique, qui bouleverse la donne. La force du faible.
{"type":"Banniere-Basse"}