Ben Folds Five continue, sans vertige, sa conquête des plus grands sommets de la pop et voit Abbey Road à l’œil nu. Quel rapport entre Reinhold Messner, alpiniste tyrolien des seventies, spécialiste de la grimpette sans apport d’oxygène, et le troisième album de Ben Folds Five, trio américain de Chapell Hill, spécialiste de la grimpette […]
Ben Folds Five continue, sans vertige, sa conquête des plus grands sommets de la pop et voit Abbey Road à l’œil nu.
Quel rapport entre Reinhold Messner, alpiniste tyrolien des seventies, spécialiste de la grimpette sans apport d’oxygène, et le troisième album de Ben Folds Five, trio américain de Chapell Hill, spécialiste de la grimpette pop sans apport de guitares ? A priori aucun, sinon ce parallèle établi par nos soins entre les exploits du vainqueur en 78 de l’Everest et celui des Beatles, neuf ans plus tôt, sur un album (Abbey Road) qui devait justement, à l’origine, s’intituler Everest, Certes, c’est un peu tiré par la corde de rappel, on l’admet, sauf qu’à la seule écoute de Don’t change your plans, longue fresque en triptyque et pièce centrale de l’album, rie pas évoquer ce toit du monde qu’est la seconde face d’Abbey Road devient impensable. Mais Ben Poids, pianiste et chanteur de ce trio loufoque, n’est pas du genre chien-chien à sa mémère la pop, et c’est plutôt hors des clous qu’il s’offre une traversée triomphale d’Abbey Road mordant au passage sur le trottoir, effrayant les touristes, allant jusqu’à emboutir quelques lampadaires (Elton John, Billy Joel)qui trônaient sur le saint lieu depuis trop longtemps à son (notre) goût. On commence à connaître les habitude de cet agité du bocal de Caroline du Nord : transformer le genre middle of the road des seventies en un véritable champ de mines, creuser des tranchées béantes dans ce qui fit les beaux jours des radios américaines à l’époque où Neil Sedaka, 10CC et autres Gilbert O’Sullivan y déposaient leur miel. Parce que cette piste lisse et balisée peut volontiers se transformer en marécage, Ben Folds en épouse l’harmonieux tracé en se gardant bien toutefois d’y poser les pieds. Après deux albums d’étude topographique des lieux et de plans minutieux, II s’adonne enfin aux grandes voltiges, joue les kamikazes sur ces lignes aériennes en forme de montagnes russes que plus personne n’ose fréquenter aujourd’hui par crainte d’y manquer d’air. Flanqué de son habituelle pétaudière (batterie bancale et basse fuzz) mais secondé cette fois par un escadron de cordes et de cuivres aux mouvements admirablement dosés, le voici chevauchant le tabouret du pianiste comme s’il s’agissait du siège d’un planeur, filant au-dessus des nuages à la poursuite de la Desiree des Left Banke, muse solaire après laquelle cavalent tous les apprentis Icare. A plusieurs reprises, Ben Folds parvient à hisser sa carlingue jusqu’à ces hauteurs-là, en laissant courir ses doigts d’or sur un délicat clavecin baroque (Mess), en pratiquant la douche glacée après le bain de soleil (le cinglant I thought about the army faisant suite au contemplatif Hospital song). Malgré quelques éclaboussures (la fin de Regrets ou BF5 remue un peu trop fort la bombe de Chantilly et s’en prend plein la poire), ces dix chansons altières et lumineuses constituent à elles seules un nouveau sommet à conquérir. On souhaite d’avance bon courage aux futurs Messner qui s’y ruineront les ongles.