On ressort enfin, largement étoffé, Loaded, le très sous-estimé ultime album d’un Velvet Underground qui voyait, pour la première fois, la lumière. Un Velvet en chemise à fleurs, relaxé et narquois, drôle et tout-public, pourtant miné par les jalousies et les intrigues. En cet été 70 : un groupe pourri et sacrément appétissant. Le titre, […]
On ressort enfin, largement étoffé, Loaded, le très sous-estimé ultime album d’un Velvet Underground qui voyait, pour la première fois, la lumière. Un Velvet en chemise à fleurs, relaxé et narquois, drôle et tout-public, pourtant miné par les jalousies et les intrigues. En cet été 70 : un groupe pourri et sacrément appétissant.
Le titre, malicieux, joue de l’équivoque. « Je leur ai donné un album bourré de tubes » (« loaded with hits »), pavoise Lou Reed, matamore impénitent. La fumée rose éléphant qui sur la pochette sort d’une bouche de métro new-yorkaise suggère une interprétation moins innocente. En jargon junkie, « loaded » signifie planant sous l’effet d’un (voire plusieurs) hallucinogène le producteur initial (et batteur occasionnel) de l’album, Alan Barber, perdit les pédales en début d’enregistrement, rétamé par les drogues. Fâcheux présage en ce printemps de 1970 quelques mois auparavant, Lou Reed avait été secoué par la mort de Brian Jones ; il lui consacra illico un bel article aux accents élégiaques (Fallen knights and fallen ladies). Mais « loaded » évoque surtout une situation tendue, au bord de l’explosion. Celle du plus fascinant groupe jamais enfanté par New York, le Velvet Underground, lâché (le 23 août 70, avant même que l’enregistrement de Loaded ne soit achevé) par son leader, ulcéré quand Steve Sesnick (le manager, crapule officielle d’un drame parfois bouffon) lui sort qu’il « peut crever » Sesnick avait été embauché trois ans plus tôt pour remplacer Andy Warhol, lequel s’était contenté, lors de la scène de rupture, de traiter Lou de « rat ». Noir imbroglio judiciaire (Lou, spolié en matière de copyright, engagea un avocat), obscurs micmacs affectifs. Rancunier, Sterling Morrison y alla de sa flèche de Parthes : « D’après moi, Lou a quitté le groupe quand le magazine Gay power a publié une critique de concert disant que j’étais le guitariste le plus sexy depuis Keith Richards et que Doug était aussi mignon qu’un cadeau de Noël posé sous le sapin. Et ça, c’était censé être le domaine réservé de Lou. » Doug Yule penche plus prosaïquement pour l’inéluctable issue de piètres cabales : « Sesnick nous dressait les uns contre les autres. Il nous prenait à part et colportait des ragots. » Quand l’enregistrement de Loaded commence, le Velvet Underground a déjà un pied dans la tombe (et, joli paradoxe pour un groupe souterrain, l’autre sur l’Olympe). Nico : passée à la trappe. John Cale : victime d’une purge. Warhol : répudié. Moe Tucker : enceinte. Rescapé (provisoire) : Sterling Morrison. Les sessions de Loaded débutent aux studios Atlantic de Manhattan, sur Colombus Circle. A deux pas des calèches promenant les touristes texans dans les allées de Central Park, Sterling Morrison entend trotter d’autres chevaux ceux des volumineux romans de Thackeray et George Eliot, qu’il potasse entre deux prises de son, pour enfin obtenir sa maîtrise de lettres. Pendant l’enregistrement des ultimes chansons goudronneuses du Velvet Underground, le guitariste au son lumineux est déjà ailleurs, la tête dans la verte Angleterre victorienne. Chouchouté par Sesnick, Doug Yule, le musicien à tout faire engagé pour succéder à John Cale, prend (trop) vite du galon : « Sesnick voulait que la contribution de Lou paraisse insignifiante. Il m’encourageait à me comporter en patron du groupe. Quand l’album est sorti, j’étais le seul à avoir ma photo sur la pochette, mon nom figurait en tête des musiciens. » Médiocres auspices, disque étourdissant. Sottement dédaigné par quelques hérons au long cou emmanché d’un long bec (qui tombent en pâmoison dès que John Cale, confit dans la componction, pianote le moindre limaçon), Loaded, loin d’être un triste chant du cygne, a la verve d’un petit canard en pétard (Lou Reed, tendance Donald Duck speedé) évadé de sa minuscule mare (Long Island) et décidé à faire un grandiose barouf d’honneur avant d’y être à nouveau confiné. Doug Yule : « Sous l’influence de Sesnick, Lou s’efforçait d’écrire des chansons plus commerciales. Le cuir noir, c’était fini. Nous portions des chemises à fleurs, pour être au goût du jour. » On se demande encore dans quel univers parallèle les chansons chahuteuses de Loaded auraient bien pu escalader les hit-parades. En plein règne des tribuns aux guitares péroreuses Cream, Hendrix, Led Zep, Jeff Beck , Lou Reed claque la porte au rock pompeux. Puis se branche sur une radio fantôme, émettant des rengaines fifties vitriolées par l’ironie tordue et la gouaille sexy du plus épatant chanteur auquel le rock ait jamais servi de terrain de jeux. Les idées se bousculent au portillon, le chant mâchouille des syllabes corrosives, bécote les refrains émoustillés. Le talent de comédien du mariolle de Coney Island explose : festival de grimaces narquoises, de mimiques crâneuses et de singeries endiablées (le yodel strident de Lonesome cowboy Bill, l’apothéose en béchamel d’I found a reason) qui mettent le souk dans un rock menacé par le sérieux mortel des seventies naissantes. Face au micro, Lou fait le clown, improvise sur I found a reason une tirade parodique (« J’ai longuement cheminé au long de la route solitaire de la vie, en me donnant la main à moi-même »). Sterling Morrison : « Impossible de rivaliser avec Lou sur le terrain de l’écriture. Le temps qu’on compose un vers, il avait déjà sorti trois couplets. » Doug Yule : « Lou était superdoué pour improviser des paroles. Il ne chantait jamais deux fois une chanson de la même manière. Là, il a sorti ce monologue, suivi d’un invraisemblable rire caquetant. On a coupé le rire, gardé la partie parlée, qui sort tout droit des chansons ringardes des fifties. L’époque pendant laquelle lui et moi avons grandi. »
Avec Loaded, les historiens de la culture jeune qui réduisent paresseusement le Velvet Underground à quelques chansons vaguement scandaleuses (Venus in furs, Heroin) font chou blanc. Ici, pas de pesante dictature du sujet de société crétin, d’ailleurs, cet empressement condescendant à résumer le Velvet à l’introduction de thèmes chocs (la dope, le sadomasochisme) dans le rock, comme si on allait réduire J’ai pas sommeil ou De sang froid aux faits divers qui les ont inspirés, en oubliant que si ce film et ce roman sont exceptionnels c’est avant tout parce que Claire Denis et Truman Capote ont un prodigieux sens du style. Et sont des maîtres de l’ambiguïté, comme Lou Reed. Au-delà de l’humour et Loaded est constamment drôle , le désarroi. Déboussolé par une vie privée catastrophique, Lou brouille les pistes. Aux masques successifs, il préfère les contradictions internes d’où ce chant inimitable, salement ambivalent, admirablement tortueux. En l’espace d’une seule syllabe slalomeuse, l’ironie peut faire un croc-en-jambe à l’émotion, la vacherie affronter la compassion au bras de fer. Pourtant, à cette époque, le cynisme ne bétonne pas encore l’émotion la valse des points de vue au sein d’une même chanson évoque surtout les interrogations auxquelles le roman américain, moderne (ou postmoderne) a soumis la notion de personnage. Une question familière à Lou Reed, un des rares musiciens de rock (avec les esthètes retors de Steely Dan) qui ait vraiment su tirer parti de sa formation littéraire. Exemple édifiant de son art du zigzag farceur : sur la (monumentale) réédition de Loaded (deux CD passionnants, qui juxtaposent intelligemment la version officielle du disque et les bandes de travail, indispensables) que sort Rhino Records, Train round the bend (« J’ai essayé d’être un fermier, mais rien de ce que j’ai planté n’a jamais été foutu de pousser… Les lumières de néon me manquent ») précède de peu Ride into the sun (« C’est dur de vivre en ville, je vais chevaucher vers le soleil »). Doug Yule : « C’est tout Lou. Quand vous avez pigé ça, vous avez une idée de la façon dont son cerveau fonctionne. C’est moi qui chantais Ride into the sun, mais il n’était pas du genre à m’expliquer ses paroles. » Lesquelles restent ambiguës. Si pour Doug Yule Oh! Sweet nuthin’ est « une chanson compatissante, à propos de gens paumés », la version inédite (et braillée par un Lou Reed se tenant les côtes) révélée sur la réédition confirme l’hypothèse du méchant foutage de gueule, émise par Lou lui-même (réfugié chez papa et maman, à Freeport, banlieue douillette aux pelouses manucurées) lors d’une interview accordée en 1970 à Lester Bangs : « A l’origine, c’était une chanson plutôt sournoise, qui se moquait des gens qu’elle décrit, et pas du tout le monument de sérieux qu’elle a fini par devenir » (chantée par Doug, auquel Lou confia systématiquement les morceaux mièvres). Autres précieuses découvertes : les choeurs doo-wop acidulés ouvrant l’irrésistible Rock and roll (qui valut à Lou Reed d’être étiqueté « Chuck Berry des seventies » ) ou un fabuleux Sweet Jane d’avant l’ambiguïté sexuelle (c’est encore Jack qui est en gilet, et Jane en corset) : on ne se lasse pas de suivre l’évolution de cette chanson aux multiples visages du Live 69 (tendre) à Loaded (crâneuse) en passant par d’intrigantes versions live (« Je me sentais plutôt beau gosse, j’étais prêt à tout », Philadelphie, février 70). Mystérieux, l’harmonica d’I found a reason, ici trépidante cavalcade country. Doug Yule : « Je me souviens que Lou avait un porte-harmonica autour du cou, il en jouait souvent. S’il le nie aujourd’hui, c’est probablement pour qu’on ne le compare pas à Dylan. » Contestée, la présence de John Cale sur Ocean. Doug Yule : « Je doute que ce soit John. Il était brouillé avec Lou et s’il figure sur les bandes, c’est que Sesnick l’aura fait jouer en douce, après le départ de Lou. » Inextricable, le maquis des batteurs : Adrian Barber, Tommy Castanaro, Billy Yule (16 ans), Doug lui-même et pourquoi pas Moe Tucker, créditée à l’origine ? Pendant dix semaines caniculaires, le Velvet joua au Max’s Kansas City, du mercredi au samedi, le lundi et le mardi étant réservés à l’enregistrement de Loaded. Aujourd’hui, l’exhumation des versions originales rend toutes ses couleurs à un chef-d’oeuvre méconnu. Entre punk-rock écervelé (Head held high) et risibles amours (Lou Reed : » New age était censé être rigolo, l’histoire d’une fille qui croit être une vedette de cinéma et prend son voisin pour Robert Mitchum » ), le Velvet Underground bambochait en studio. Et la veille de son départ inopiné, Lou Reed dansait comme un dératé sur la scène du Max’s Kansas City. Doug Yule : « Un soir, avant de monter sur scène, je cherchais Lou partout. Sesnick m’a annoncé qu’il avait quitté le groupe. Alors j’ai chanté toutes les chansons. Je ne suis pas sûr d’avoir eu raison. »
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