Quelle attitude adopter face au goût supposé du public ? A Chalon-sur-Saône, une exposition grand public confond mondanités et vie de la cité.
Cela commence dans le train. Une confortable voiture de TGV en première classe. Un aéropage de critiques d’archi et de design y échange propos et plaisanteries dans une atmosphère ouatée, alourdie par de forts effluves de parfum Guerlain. La petite fille de Sylvain Dubuisson, architecte et designer invité de l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône pour qui s’est monté le voyage de presse, fait des siennes. La voix grave d’Andrée Putman surnage dans ce brouhaha courtois. Scène de la vie mondaine. Une fois arrivé à Chalon, c’est sous la lumière drue des néons de cette ancienne Maison de la culture que pénètre le petit groupe de Parisiens vite cornaqués par le maître des lieux, Jean-Marc Grangier. Le spectaculaire bâtiment accueille une fausse rétrospective de l’ uvre de Dubuisson, 55 ans, architecte précisément chargé de l’aménagement (en cours) de la place de l’Hôtel-de-Ville de Chalon. Indéniable justification locale de l’exposition. « Ça faisait des années que je voulais faire une exposition Dubuisson, explique Grangier, le directeur de l’Espace des Arts, et comme il vient de recevoir une commande pour fabriquer des mâts dans la ville, il m’a semblé juste de le programmer aujourd’hui. Ce que j’aime dans cette exposition, c’est qu’elle dresse le portrait d’un artiste, mais qu’elle agit aussi comme un miroir. Elle s’ouvre aux gens. » Dont acte. Soucieux de l’accès de son public aux uvres présentées en son lieu, Grangier aura donc voulu une exposition accessible, dans ses formes et dans son fond.
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Mais que reste-t-il de l’enjeu d’une exposition, proposition nécessairement périlleuse et mise en forme de questionnements plus généraux, à force de vouloir accompagner le public vers ses envies et ses goûts spontanés ? A vrai dire, peu de chose, tout au moins au regard des premières salles de l’exposition. Autour du thème de « la table » (sic), une salle du premier étage accueille les prototypes conçus par l’artiste pour un projet de service en porcelaine commandé par la marque Guy Degrenne. Assiettes, plats, saladiers, tasses, dessous-de-tasses et seaux à champagne. « Il y a un côté très grec qui évoque les idoles des Cyclades », tente Andrée Putman, debout, les yeux rivés à un dessin de porte-toasts, vu du dessus. Murmure de respectueuse approbation. A quelques mètres de là, on déploie une belle table de bois plein maintenue par un mât et trois allumettes. Et même si l’ensemble est servi par une scénographie minimale de simples Post-it jaunes font office de cartels , difficile de ne pas y voir un bel exemple de pénétration de la logique entrepreneuriale dans l’enceinte muséale. Du design de consommation courante, pas élitiste pour un sou, facile d’accès et beau. Tellement confortable. Culture du consensus. Un goût amer vient en bouche au souvenir de la magistrale uvre présentée dans la même salle deux ans auparavant par le Britannique Richard Billingham : Fishtank, ou le douloureux portrait par l’artiste de sa famille filmée au plus près de sa misère économique et de ses dérives affectives. La même exposition transformait les WC du rez-de-chaussée en squat d’ uvres, recouvrait une table de tracts d’Act Up tandis que Sharon Lockart y montrait un film reconstituant les symptômes de la peste bubonique sur des corps d’enfants d’aujourd’hui. L’expo s’appelait Xn99 et ouvrait un cycle de présentation d’ uvres de la jeune génération, carrément radicales. Mais de cette expérimentation, et de sa confrontation à un public non averti, naissait un espace de rencontre suffisamment problématique pour faire sens et stimuler l’esprit. Après un deuxième épisode sans doute plus aride et un échec public (seulement mille visiteurs en 2000 pour Xn00 contre environ sept mille l’année précédente, selon Grangier), le maire, Dominique Perben, envoyait une lettre sans appel au collectif de commissaires impliqués, suspendant son projet pour l’année 2001 et appelant de ses vœux « une proposition de programme qui corresponde mieux aux attentes du public local ».
Accoudé à la rambarde de son palais de béton, Jean-Marc Grangier tempère, assurant que la suspension de la programmation d’art contemporain n’est que provisoire, en rien une cassure. Et qu’il serait injuste de comparer l’expo Dubuisson aux deux précédentes. A quelques mètres de lui, une salle présente la version domicile (pour les particuliers) d’un bureau conçu pour le ministère de la Culture. A l’étage, un couloir nimbé d’une lumière bleutée et sacralisante expose divers projets de lignes pour mobilier urbain. Sans doute un avant-goût du couloir suivant, consacré à l’orfèvrerie et au mobilier liturgique conçu par Dubuisson. Sous un torrent de lumière rose, y trône une patène (récipient contenant les hosties) finement ciselée, au pied virevoltant d’arabesques, réalisée tout spécialement pour les Journées mondiales de la jeunesse, à Paris, en 1997. Se saisissant de l’assiette qui l’accompagne, le designer la présente en souriant au groupe de visiteurs. « C’est beau ! », souffle une voix admirative. « C’est pour le pape », sourit le créateur. Dans sa lettre citée plus haut, le maire de Chalon-sur-Saône souhaitait « une nouvelle formule des Janviers en Bourgogne, plus inscrite dans la vie de la cité ». Bien sûr, l’exposition Sylvain Dubuisson contient d’autres uvres, moins caricaturales de ses rapports professionnels au pouvoir et à l’Eglise. Y sont d’ailleurs présentés quelques exemples de projets nettement plus irrévérencieux (comme ce fauteuil pensé pour le ministre de la Culture reposant sur des pieds contenant une Vénus de Milo, un coup de dés, un serpent et un artichaut). Difficile néanmoins de distinguer en quoi cette évocation du travail d’un designer officiel participe de la vie de la cité. Et le bel appareil bétonné de l’Espace des Arts de Chalon semble soudain étrangement vide, presque éteint.
Un peu plus tard, Jean-Marc Grangier, silhouette à l’élégance un rien gauche, salue ses visiteurs. Dix ans qu’il dirige l’Espace des Arts, remarqué pour sa programmation scènes plutôt courageuse (c’est ici que fut créé le Bartleby de François Verret), et qu’il ouvrit petit à petit à la création d’aujourd’hui. « J’ai peur d’aller dans le sens d’un goût moyen. De rassurer le public. J’essaie toujours de lui faire prendre des risques. J’essaie d’être du côté des gens qui remettent en cause l’art dans sa pratique, sans pour autant effrayer le public. » Le fossé entre son discours et l’expo laisse coi. Derrière lui, la vaste salle de conférences s’emplit de Chalonnais venus écouter l’allocution de l’artiste.
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