Après une série de disques mineurs, Michel Portal fait le grand saut et ressuscite en se frottant enfin in vivo à l’Amérique noire de ses fantasmes. Avec le funambulesque Minneapolis, l’éternel feu follet du jazz français retrouve le sens du risque, le goût du jeu et signe une de ses uvres les plus étrangement personnelles.
L’été dernier, fin août, début septembre, c’est dans la touffeur moite du Minnesota, à Minneapolis très précisément, sur les bords du mythique Mississippi, que Michel Portal s’est exilé en toute confidentialité : très loin de ses bases esthétiques et géographiques, en quête de nouveaux espaces, avide de nouvelles frontières.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Au c’ur de l’Amérique profonde et multiethnique, enfermé deux longues semaines dans le confort aseptisé d’un petit studio d’enregistrement, celui qui demeure l’un des musiciens les plus insaisissables des musiques actuelles s’est de nouveau exposé au risque de l’autre, dans sa plus radicale étrangeté, en acceptant le pari fou du producteur Jean Rochard : traverser l’Atlantique, abandonner tout repère et venir confronter une vision passablement romantique du « Nouveau Monde » à sa prosaïque réalité.
« Ma fascination pour le jazz s’est toujours trouvée associée chez moi à l’idée de minorités. L’esclavage, le blues cette plainte faite de rien apparemment, et riche de tellement de choses… Et moi, gamin, j’étais pris dans cette histoire, alors que j’habitais une ville bourgeoise du sud de la France, avec ses bains de mer et les jeunes filles en fleur. Le soir, je rentrais chez moi et, seul dans ma chambre, je retrouvais ma famille de déshérités toutes ces minorités reliées à travers le temps et l’espace grâce à la musique. C’est là que je trouvais ma nourriture, une profondeur. C’est cette expérience qui me relie si intimement au jazz. C’est ça aussi que j’ai recherché en venant jouer directement avec ces musiciens, chez eux, sur leur territoire atteindre à une sorte de mémoire collective enfouie au c’ur de leur musique, comme un passé qu’ils détiendraient sans le savoir. C’était très fantasmatique, au départ, ce désir. »
L’idée apparaît simple, elle est périlleuse. Se remettre une nouvelle fois en jeu, ressusciter ce désir originel de musique, renouer avec cette révolte inquiète qui poussa le jeune clarinettiste virtuose, inégalable dans Mozart ou Stockhausen, à se propulser corps et âme dans l’aventure du jazz européen au point de devenir, au tournant des années 70, l’un des musiciens les plus controversés et charismatiques de la scène free. C’est aussi prendre le risque, en (re)vivant son fantasme, de faire tomber l’illusion et de se retrouver nu face au réel. Portal accepte le défi, mais laisse Rochard s’occuper de tout.
Le casting est décisif. Très vite, la présence du Britannique Tony Hymas s’impose d’elle-même. Pianiste, compositeur, bidouilleur de claviers divers, à l’aise dans tous les contextes, de la pop-music (Phd, Jeff Beck) au jazz le plus « pur » (Sam Rivers), en passant par Debussy ou la musique contemporaine occidentale, Hymas est le « passeur » idéal, l’homme discret de l’entre-deux mondes, le traducteur-interprète indispensable à la séance. Reste à trouver l’essentiel : l’autre. Rochard hésite. Pourquoi ne pas aller au bout de cette logique de désorientation ? Pourquoi ne pas sortir totalement de la sphère du jazz et de ses conventions, pour mieux renouer avec ses valeurs premières, d’urgence et de spontanéité ? « Un jour, à Paris, Michel Portal m’a dit : « Tu vois, j’aimerais bien jouer avec des danseurs. » La semaine suivante, j’ai vu Michael Bland et Sonny Thompson dans un club, à Minneapolis, et je me suis dit : « Voilà les danseurs. »
L’idée est saugrenue, follement risquée : ces deux hommes, inséparables, ne sont autres que la dernière grande section rythmique de Prince, celle du NPG qui, au tournant des années 90, permit au Kid de Minneapolis d’enregistrer ses ultimes disques d’importance à ce jour. Une rythmique féline, exceptionnelle de puissance et de souplesse mêlées, précise, rigoureuse mais résolument, définitivement funk.
Comment concilier le lyrisme fragile et torturé de Portal avec cette pulsation instinctive, animale ? Rochard est sans doute à cet instant le seul à l’imaginer. Il tient bon. Portal, de nouveau, accepte. Le guitariste Vernon Reid, créateur du groupe Living Colour, aventurier de la guitare jazz-funk d’inspiration hendrixienne, viendra sur la fin apporter quelques couleurs inédites à la séance. Tout est en place, l’aventure est en marche.
Ce disque, on le pressent, sera affaire de territoires de frontières, de débordements, de mise en commun, de replis, de fragmentations, de dédoublements, de schizophrénies… Une affaire de territoire(s), ou plus exactement de déterritorialisations successives, pour que la musique passe, se fasse. Avec, comme dans toute épreuve initiatique, la perte de repère préalable, sans quoi aucune métamorphose n’est possible : « Je me suis tout de suite senti tout à fait perdu mais je m’étais mis sciemment dans cette situation. Je suis quelqu’un qui se laisse faire, mais volontairement. J’ai eu le sentiment de me faire embarquer en toute conscience dans une aventure inédite : jouer avec des musiciens que je ne connaissais pas, que je n’avais même jamais vus jouer avant et qui, en plus, n’appartenaient pas à la même famille que moi. C’était très gonflé comme défi, mais j’avais ce désir d’autre chose. J’avais envie de voir l’autre côté. Et puis j’en ai fait d’autres, non ? Alors pourquoi pas ça ? Pendant l’enregistrement, une idée ne m’a pas quitté : quel que soit le langage dans lequel je m’exprimerai, blues, superintello, ou je ne sais quoi, j’étais là pour être dépaysé. C’était ce désir qui m’avait attiré là, il fallait que je m’y tienne, que je ne recule pas. »
Dès la prise de contact, chacun comprend que la rencontre ne se fera pas sans perte de contrôle, délégation de souveraineté, respect, compromis et renoncement. Il s’agit très concrètement pour chacun des musiciens présents à la séance de se laisser accoucher par l’autre d’une musique qu’il n’imagine même pas un instant posséder en lui : tous le saisissent aussitôt. La remise en cause est générale. « On s’est retrouvés sur des pistes différentes. Moi, je ne pensais pas avant avoir affaire à une telle rythmique, mais elle est venue comme ça et je l’ai acceptée, en me disant que finalement le challenge était là. Mais j’ai eu des peurs paniques au début. Ils jouent avec une telle force ! Puis j’ai senti quelque chose de vivant, qui sortait des tripes, quelque chose de donné, sur le moment. Michael Bland m’a beaucoup impressionné dans ce domaine. Sa façon très humble de remettre en question toutes ses certitudes, ses bases, pour me suivre alors même que je ne savais pas où j’allais, est à l’image de ce que j’ai trouvé là-bas. A la fin de l’enregistrement, je lui ai demandé : « Alors ? » Et il m’a dit : « J’ai l’impression de sortir d’un tunnel sans savoir ce que j’ai fait. » J’ai réalisé que je leur avais imposé une attitude vis-à-vis de la musique tout à fait nouvelle pour eux : il y avait là une mise en danger qui ne leur était pas habituelle, très proche dans l’esprit des séances free d’il y a trente ans. J’ai cherché avant tout à ne pas me laisser embarquer dans leur truc, à ne pas faire du funk, ça aurait été ridicule. Et je les ai sentis peu à peu venir vers moi, par l’improvisation. A l’arrivée, cette musique est faite de générosité et de moments magiques comme ça, où soudain on trouve ces territoires d’entente. C’est très fragile, une suite d’instants volés. »
Pour parvenir à susciter ces « moments magiques », à les saisir dans leur virginité, Rochard choisit de laisser se dérouler la séance dans les conditions d’une jam-session informelle, un peu à la manière des enregistrements « électriques » de Miles Davis dans les années 70, ou de certaines séances-happenings de Sun Ra. Les bandes tournent, la musique se fait et se défait, se crée dans l’instant. Une façon parfaitement inédite de travailler pour Michael B. et Sonny T. : « Nous avons exploré de nouveaux territoires, c’est certain. Je suis toujours prêt à expérimenter, mais dix jours en studio sans structure, c’était un vrai défi. Michel est le seul responsable de cette aventure et de la musique que nous avons jouée. Il n’arrêtait pas de dire que c’était trop classique, que ça avait déjà été fait avant alors on s’arrêtait et on repartait, ailleurs. Sonny et moi avons laissé derrière nous tout ce que nous avions exploré auparavant, et Michel, au contraire, voulait se confronter à notre savoir, alors… Il a fallu pousser les murs ! En fait, certaines choses ont été enregistrées avant même qu’elles soient comprises. Avec Prince, tout ce que nous enregistrions était répété au minimum huit heures, tous les jours, vous n’en pouviez plus. Je ne plaisante pas quand je dis que là, maintenant, je ne me souviens pas de ce qui s’est passé. Quand on m’appelle pour une séance, habituellement, je dois me montrer intelligent et conservateur, et surtout clair. Là, ce n’était pas le cas. »
Cette façon éminemment « portalienne » de faire du doute le moteur de la création, d’ériger la contradiction comme système esthétique ; cette exigence quasi névrotique d’inédit, génératrice d’interdits à n’en plus finir (pas de funk, pas de jazz, pas de free, pas de rock…) ; cette projection dans le désir de l’autre, cette foi en l’autre : voilà ce qui le pousse à aller jusqu’à se laisser « déposséder » pour explorer de nouvelles facettes de sa personnalité, ce qui, à l’arrivée, suscitera chez ses partenaires le plus d’admiration.
Cette musique hybride et monstrueuse, organique, proliférante, furieusement lyrique dans ses débordements, d’une sensualité austère dans son rigorisme rythmique, est finalement l’enfant illégitime le plus beau que Portal nous ait donné depuis longtemps, la preuve manifeste et magnifique qu’à sa façon iconoclaste, inquiète, trouble, incertaine, Portal demeure aujourd’hui le musicien français de jazz le plus fidèle à sa quête initiale. « Cette confrontation, c’est la continuité de tout ce que j’ai pu faire jusqu’à présent : casser les choses. Pas de leitmotiv, pas de lassitude. Dès le premier jour, quand on s’est retrouvés, on était comme des enfants, il y a eu une espèce de fraîcheur. » Une innocence capturée par Minneapolis.
*
Minneapolis (Verve/Universal).
{"type":"Banniere-Basse"}