Partenaire d’un nombre impressionnant de musiciens dans le New York des années 70, Garrett List joue du trombone comme il compose, avec une candeur et une facilité déconcertantes : hier maître de l’improvisation, aujourd’hui chansonnier d’un nouveau genre et apôtre du Nouvel Eclectisme.
Lorsque Garrett List vous explique que, dans les années 60, il lui arrivait souvent de jouer dans la même journée Luciano Berio à la Juilliard School et Tchaïkovski à Carnegie Hall, pour ensuite se retrouver dans la fosse d’un théâtre, remplaçant au pied levé un camarade pour une lecture à vue d’une nouvelle opérette à Broadway, et finir au petit matin sur la scène d’un club de salsa, il y a de quoi rester ébahi : « Et je n’étais pas le seul ! », s’exclame-t-il en souriant. Mais un jour, Garrett List en a eu assez de cette vie « trépidante ». « J’ai passé mon enfance dans l’Arizona, je chantais dans une chorale et puis un jour, le Père Noël m’a apporté un trombone. J’ai appris vite, j’étais capable de reproduire instinctivement une mélodie que me sifflotait mon père. Il faut dire qu’au cours des années 50, les big bands étaient très populaires, la musique de Glenn Miller d’une grande fraîcheur. Un musicien de swing tel Tommy Dorsey, tromboniste, animait déjà sa propre émission de télévision. Ça paraît drôle aujourd’hui, mais il y a eu plusieurs vedettes trombonistes aux Etats-Unis dans les années 30 et 40. »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
A 20 ans, devenu musicien professionnel, il part s’installer à New York et découvre l’avant-garde au sein de la prestigieuse Juilliard School. Là, il côtoie Luciano Berio, compositeur en résidence, et fonde avec lui le Juilliard Ensemble : « Un groupe de copains qui se destinaient à la musique contemporaine. Nous avons joué d’abord celle de Luciano, puis celle de ses amis : Henri Pousseur, Pierre Boulez, l’avant-garde. »
Avec un ami, Frédéric Rzewski, il s’ouvre à l’improvisation ; ensemble, ils participent à une école d’un nouveau genre, la Creative Music Studio. C’est là que se concentrent, durant une dizaine d’années, les expériences musicales les plus diverses. Garrett List participe à l’une des formations de LaMonte Young, le père
du minimalisme, fait la connaissance de Lee Konitz à l’occasion de l’enregistrement de la bande-son d’un film expérimental de Tony Conrad, et rencontre deux musiciens de free-jazz : Steve Lacy et Anthony Braxton, avec lesquels il sympathise et joue souvent : « Même s’il ne nous est jamais arrivé de nous retrouver sur scène, je connaissais bien Carla Bley et nous discutions fréquemment. A l’occasion, je composais pour le Jazz Composers Orchestra. C’est vrai qu’après l’épisode de Juillard, j’étais devenu un tromboniste musclé. Je pouvais affronter n’importe quelle partition. »
Le musicien passe d’un genre à l’autre sans difficulté, au point qu’un jour, juste après la sortie de l’album 77 des Talking Heads, David Byrne l’invite à une jam session dans son loft : « New York, à cette époque, vivait encore sur l’explosion de 68, c’était vraiment fantastique de voir tous ces gens qui se croisaient ; un mélange qui ne se produisait pas seulement en musique, mais dans tous les domaines artistiques : les plasticiens allaient à la rencontre des musiciens, des poètes, etc. »
Mais voilà, un beau matin, tout s’effondre : « Je ne savais plus jouer, j’avais perdu le naturel de mon enfance. J’ai pris conscience que la seule manière de m’en sortir c’était l’improvisation. Donc, j’ai commencé à jouer seul. » Désormais, Garrett List refuse les partitions qu’on lui propose. Ses « anciens » amis de la musique contemporaine ne le comprennent plus ; ils sont incapables de le suivre : « Je me suis réellement ressaisi dans l’improvisation. Mes pulsions étaient plus simples, plus fondamentales, vis-à-vis de la musique. » Du coup, il se retrouve sur les rails de la création, voie plus personnelle. Il envoie tout balader : l’avant-garde, trop intello ; les soi-disant post-sériels américains du genre Elliot Carter, la « prétendue » Ecole de New York (John Cage et Morton Feldman), mais également et c’est plus surprenant la vague minimaliste qui émerge alors, avec Steve Reich et Philip Glass : « Bien sûr, leurs musiques étaient extrêmement attirantes, mais peut-être trop séduisantes dans leur superficialité. Elles se présentaient comme un nouveau style, unique, qui allait balayer tous les autres. Plus personne ne réfléchissait ; tout le monde voulait prendre le train en marche. Du coup, ils étaient entourés d’épigones comme dans le fameux morceau de Charles Mingus, qui dit : « Si Charlie Parker sortait son revolver, il y aurait beaucoup de plagiaires morts. » Tous ces courants me semblaient inutiles, dépourvus de sens et vains. »
Garrett List réalise qu’il ne sert à rien de courir après la musique de John Cage. La meilleure façon de rendre hommage à un tel musicien, c’est de trouver sa propre voie. La question : « Qui suis-je véritablement ? » l’obsède. Invité à ouvrir une classe d’improvisation au conservatoire de Liège, il quitte les Etats-Unis pour s’installer en Belgique : « On ne peut pas apprendre l’improvisation, comme on ne peut pas enseigner la composition. Mais en observant un musicien qui se lance dans une improvisation, on peut l’aider à se libérer de ses contraintes, imaginer de nouvelles structures qui vont porter le musicien vers la composition. Mais attention, j’interdis le papier à musique ou que l’on prenne la moindre note dans ma classe. Tout doit passer par l’oreille. Finalement, la pratique de l’improvisation nous renvoie à la tradition orale. Il faut partir du free pour aller vers une chose plus construite, à partir de ses pulsions de base. »
Au cours des années 80, List se lance dans l’accompagnement de films muets, à l’occasion de quatre courts métrages de Man Ray, où il joue seul, entouré de quelques artifices électroniques et d’une boîte à rythmes, amplifiant et filtrant le son de son instrument, puis autour de films expérimentaux tournés par les premiers surréalistes : Fernand Léger, Hans Richter, où l’on voit apparaître Paul Hindemith et Darius Milhaud : « Malgré l’extraordinaire évolution technologique du cinéma, tous les principes de transformation de l’image étaient déjà là, soixante ans plus tôt, dans ces films des années 20. C’est pour cela que j’en suis arrivé à rejeter toutes les avant-gardes. Ça ne sert à rien de croire que l’on va aller toujours plus loin, de rechercher la nouveauté à tout prix. »
Aujourd’hui, son style est extrêmement personnel. Lui en parle comme d' »une sorte de stylisme ou de Nouvel Eclectisme » terme trop pompeux à son goût à l’occasion d’un petit texte manifeste intitulé Musique pour les arbres, qui accompagne une série de compositions (pour diverses formations), où l’arbre symbolise cette recherche un brin utopique : « Un fossé s’est creusé entre la chanson populaire et un genre soi-disant savant. Tout a foutu le camp dès le xviiie siècle. Il ne faut pas laisser cette place au genre commercial ; savant et populaire doivent se rencontrer. » `
Avec candeur, il retrouve le charme de la chanson : « C’est un genre populaire et commun à tous les peuples, un terrain d’entente. Lorsque j’entends une chanson du xve siècle, de Dufay par exemple, là aussi je trouve un lien avec ma musique. J’ai l’impression de faire partie de ce monde. Dans le spectacle Rwanda 94, c’est ce qui nous a permis de nous comprendre avec les musiciens traditionnels rwandais. »
Alors, le Nouvel Eclectisme de Garrett List ? Une touche de Cole Porter, sertie d’une douce amertume d’harmonies feutrées à la Cage et Feldman, contrebalancée par la liberté sauvage d’Anthony Braxton ; le tout projeté au rythme épique du chant médiéval, arrosé d’une bonne rasade de lyrisme franc et exubérant à la Darius Milhaud. Sa musique a désormais sa place à elle : entre Steve Lacy, Robert Wyatt et le Penguin Café Orchestra pas mal, pour un gars venu d’Arizona, le trombone à la main…
*
The New York Takes (Carbon 7 collectors/Orkhêstra) ; The Unbearably Light – The Voyage (Carbon 7/ Orkhêstra). A paraître : Groupov Rwanda 94 (livre et double CD, Carbon 7/Orkhêstra).
{"type":"Banniere-Basse"}