Ce n’est pas parce qu’on s’est baladé à Ibiza sur Google Streetview qu’on en retire le sentiment d’être parti en vacances. En revanche, on peut parfois penser qu’on a vu une expo parce qu’on en a vu des photos sur Instagram. L’historien de l’art Rémi Parcollet, spécialiste de la photographie d’exposition, nous explique pourquoi le web oblige à repenser la documentation des expositions. Entretien.
De plus en plus, nous avons accès à l’art via des reproductions photographiques. Qu’il s’agisse d’expositions historiques dont ne subsiste qu’une rare documentation photographique ou d’œuvres conservées dans des musées éloignés. Que la photographie serve de support à un cours d’histoire de l’art ou d’outil de promotion sur les réseaux sociaux. Dans tous ces cas de figure, il peut être aisé d’oublier que la photographie, pas moins que la peinture, est une représentation : elle est le résultat de choix subjectifs, et témoigne d’un cadrage et d’un angle de prise de vue qui auraient pu être autres.
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Le jeune artiste new-yorkais Artie Vierkant l’a bien compris. Décidant de jouer de ce phénomène, la photographie d’exposition devient une composante à part entière de ses œuvres. Lors de Feature Description, sa dernière exposition monographique en France, qui s’est tenue au printemps à la Galerie Edouard Manet à Gennevilliers, les vues d’exposition diffusées se révélaient avoir été retouchées sur Photoshop. Alors même que les œuvres avaient été réalisées à partir d’images trouvées sur internet, l’exposition ne pouvait se visiter en photo : il fallait s’y rendre. L’expérience réelle redevenait sans substitut.
Cette habilité à jouer des processus de dématérialisation et de rematérialisation de l’œuvre qu’entraîne la photographie est propre à la génération des digital natives, une appellation qui désigne les pratiques des artistes nés dans les années 1980 et biberonnés à internet. Pourtant, parmi eux, Artie Vierkant est le premier à s’emparer de la vue d’exposition pour en faire une œuvre à part entière. Quel ancrage historique assigner à son geste ? Comment les stratégies du web modifient-elles la documentation des expositions ?
Chercheur associé à l’HICSA de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’historien de l’art Rémi Parcollet, spécialiste de la question des vues d’exposition, revient avec nous sur le statut ambigu de la photographie d’exposition, en tension permanente entre archive potentielle et interprétation d’artiste. A travers elle, c’est aussi un chapitre supplémentaire de l’histoire de la dématérialisation de l’art qui s’écrit, plongeant ses racines dans l’art minimal et conceptuel des années 1960.
Depuis plusieurs années, la photographie d’exposition est devenue un objet d’étude à part entière dans le champ universitaire, intégrée aux recherches des historiens de l’art et des critiques. Pourtant, Artie Vierkant est l’un des rares artistes à la considérer comme un support à part entière, qu’il s’approprie et sur lequel il intervient. Est-il le premier ?
Rémi Parcollet – Pour moi, on peut relier le geste d’Artie Vierkant aux textes des années 1960 sur la dématérialisation de l’art et sur le rapport du document à l’œuvre, comme le théorise par exemple Lucy Lippard dans son ouvrage Six years. The dematerialization of the art object from 1966 to 1972. D’une certaine manière, Artie Vierkant se place dans cette continuité ; il n’y a pas de rupture. Lorsque je l’avais interrogé à ce sujet pour la revue 02, il déclarait lui-même que ça ne le dérangeait pas qu’on l’inscrive dans cette généalogie. Évidemment, depuis les années 1960, l’arrivée du web a changé beaucoup de choses. Le web rend les choses possibles ; ce que fait Artie Vierkant aujourd’hui, il est probable que les artistes des années 1960 rêvaient de le faire, mais qu’ils n’avaient pas encore les moyens pour.
Et pourtant, le web n’a pas eu pour effet d’aboutir le processus de dématérialisation de l’œuvre. Au contraire, lorsqu’Artie Vierkant trafique les photographies d’exposition, c’est une manière d’obliger le visiteur à aller voir les œuvres en vrai…
C’est très juste. En quelque sorte, il récupère l’aura précisément par la dématérialisation. C’est aussi sur ce point que son geste m’intéresse : il montre que la vue d’exposition n’est absolument pas un substitut de l’exposition, alors que justement, certains aujourd’hui vont dire que c’est super que l’on n’ait plus à se déplacer pour aller voir les expositions, puisqu’on en a toutes les photos à disposition depuis son ordinateur. Mon travail de chercheur porte, en particulier, sur le phénomène de rematérialisation par les vues d’exposition : c’est là toute l’essence de mon approche concernant les artistes des années 1960. Parmi les précurseurs de cette réflexion, il y a Daniel Buren, ou encore Michael Asher. Pour eux, il s’agissait tout autant d’échapper au marché qu’au musée. J’avais écrit un texte pour la revue 20/27 sur les photos-souvenirs de Daniel Buren, terme qu’il impose à toutes les photographies de son travail, qu’elles soient de lui ou réalisées par des professionnels.
Ces photos-souvenir, en quoi consistaient-elles ?
Daniel Buren pense que certains artistes, notamment ceux affiliés au Land Art ou à des pratiques éphémères, sont hypocrites lorsqu’ils vendent des photos de leurs œuvres réalisées in situ – Richard Long, par exemple. Pour lui, la photo ne remplace jamais l’œuvre. Et elle ne peut encore moins être vendue à sa place. Ainsi, lorsqu’il doit donner des photos de ses propres œuvres pour des livres ou des revues, il tient a préciser que ces photos n’ont pas plus de valeur que des photos de famille, ce sont des témoignages subjectifs.
Depuis 40 ans, il pratique la photographie en amateur, il prend pour sujet tout et n’importe quoi : des fleurs, des arbres… Pour illustrer l’article de 20/27, je lui avais demandé des photos de poissons rouges. Je me suis retrouvé avec des photos de forêts au Canada à l’automne, alors que les feuilles des arbres sont entièrement rouges. Ce sont des images romantiques totalement inattendues dans le cadre de son travail.
Le geste d’Artie Vierkant pose aussi la question du statut de la photographie aujourd’hui : n’est-il pas aussi rendu possible parce que nous avons enfin intégré que la photographie n’atteste pas forcément un donné ?
Il y a déjà un moment que nous ne sommes plus dans ce rapport là. J’ai interrogé des artistes sur le « ça a été » de la photographie, dont parlait Roland Barthes dans La Chambre claire. Pour des artistes comme Aurélien Froment ou Raphaël Zarka, avec qui j’en ai parlé, tout cela n’est plus vraiment pertinent. La photo peut être refaite – et parfois elle est déjà là. Le numérique change beaucoup de choses. A ce titre, pour penser la photographie, il faudrait dépasser les sempiternelles références à Roland Barthes, Walter Benjamin et même Rosalind Krauss.
En revanche, dans la sphère publique, cette question n’a toujours pas été intégrée. Il est hallucinant et drôle de se rappeler qu’une députée UMP [Valérie Boyer, ndlr] avait proposé une loi pour imposer d’indiquer sur les publicités la mention « photo retouchée« . Une image est une image, ce n’est pas le réel. Chez Artie Vierkant, les paramètres sont inversés, ce n’est pas l’image qui fait le lieu, c’est le lieu qui fait l’image.
Vous venez de citer deux artistes français contemporains, Raphaël Zarka et Aurélien Froment. Comment la scène artistique hexagonale aborde-t-elle la question de la vue d’exposition, et de manière plus générale, de la documentation de l’exposition ?
L’artiste Paola Pivi, qui enseignait aux Beaux-Arts de Paris, expliquait à ses étudiants l’importance de savoir photographier ou faire photographier son travail. Certains sont très forts pour faire une belle image d’une œuvre peu convaincante. L’idée que l’image transforme a été complètement intégrée par la nouvelle génération d’artistes. Chez eux, la photo est assumée comme une image interprétée, un point de vue. Certes, la photographie d’exposition est un document, mais c’est aussi toujours une interprétation du travail photographié.
De l’autre côté, je trouve ça hallucinant de voir qu’à l’université ou en école d’art il y a encore des enseignants qui font cours avec des reproductions d’œuvres ou des vues d’expos en disant « ça, c’est l’œuvre d’un tel ». Alors que non, ce n’est pas l’œuvre, c’est la photographie de l’œuvre ! Il est très instructif de chercher un tableau connu dans Google Image et de constater à quel point les couleurs, les contrastes, mais aussi les cadrages diffèrent. Pour en revenir à la mouvance du post-internet à laquelle est associée Artie Vierkant, ce qui me gêne, c’est qu’on est vraiment dans une tendance commerciale. Le marché a besoin de catégories pour vendre. Le post-internet est le plus souvent basé sur l’esthétique d’internet, une sorte d’esthétique post-Second Life, sans forcément qu’il n’y ait de réflexion sur la question de la dématérialisation. A part Artie Vierkant, je ne vois pas encore d’artistes de cette génération qui traitent de la question.
Il faudrait sans doute également aller voir du côté des commissaires d’exposition qui parlent d’ »exposition photogénique« , comme Eric Troncy. Il n’a rien inventé. Dan Graham, en anticipant l’image de l’œuvre sur la page du magazine, en avait déjà pris conscience dans les années 1960. A ce titre, il est également intéressant de comparer le rapport entre les images de la presse artistique des années 1960, où l’on imprimait les photos en série, et la présentation des images sur le web.
Quelles différences entre voir des vues d’exposition imprimées dans une revue papier et présentées sur le web ?
Le web propose des solutions graphiques dont ne dispose pas la revue. Les mauvais graphistes sont ceux qui font la même chose pour le web et pour le papier, alors qu’il faudrait au contraire arriver à proposer deux solutions différentes.
Une autre donnée est aussi la numérisation des archives : on découvre des vues d’exposition que l’on ne connaît pas, car pour certaines d’entre elles, elles n’ont pas été publiées dans des catalogues ou dans les revues. Or l’histoire de l’art a souvent été écrite à partir de souvenirs. Il y a d’importantes répercussions. Par exemple, lorsqu’en 1964, Robert Rauschenberg remporte le prix de la Biennale de Venise, beaucoup de légendes ont entourées son exposition dans le Pavillon Américain. Les planches-contacts d’Ugo Mulas, qui a photographié comment les tableaux ont été transportés en barque du Pavillon juqu’à l’Ambassade américaine, sont depuis peu accessible : ces documents offrent autant des informations précises qu’un nouveau regard, une relecture de cet événement.
Si la valeur-document échappe à l’image, où la retrouve-t-on ? Est-ce le texte qui occupe cette place, les descriptions qui se chargent de témoigner de ce qui a été montré ?
A mon sens, elle se situe au croisement du texte et de l’image. Je m’intéresse beaucoup à l’idée de séquence photographique, qui permet d’enchaîner les images par rapport au texte. C’est lié au cinéma, à l’idée de photogénie, avec les principes de séquence et de rythme. Cette idée, les curateurs l’exploitent pour les catalogues d’exposition, allant jusqu’à reconstituer le parcours, ce qui nécessite un matériau iconique abondant.
Il y a quelques années, il y a eu un engouement incroyable de plusieurs grands musées pour les visites virtuelles. Une idée qui semble depuis avoir été quelque peu laissée de côté…
Aujourd’hui, il faut aussi compter avec Google Art Project, qui a développé son propre système. Généralement les musées proposent que lorsque l’on se trouve devant une œuvre, on puisse en voir une reproduction sur son smartphone, et s’informer de tout ce que l’on peut, par ailleurs, lire sur le cartel. Et en même temps, impossible d’enlever les cartels, puisqu’on ne peut pas partir du principe que tout le monde a un smartphone ! C’est l’inverse de l’ingéniosité d’Artie Vierkant. Les musées ont tendance à aller vers la superposition de la visite réelle et virtuelle, alors que les deux sont complémentaires. Les outils virtuels proposés par le musée sont déjà obsolescents.
L’histoire du selfie de Fleur Pellerin à Orsay est particulièrement éclairante : en postant sa photo sur les réseaux sociaux, elle a débloqué l’interdiction de prendre des photos dans ce musée. Pour l’institution muséale, c’est une manière de communiquer beaucoup plus efficace que les visites virtuelles. Par exemple, lors de l’exposition Dynamo au Grand Palais en 2013, il y avait une application « photographiez-vous ». Les photos des visiteurs étaient ensuite directement hébergées sur une plateforme du site du Grand Palais. C’était également le cas pour l’exposition Marcel Broodthaers à la Monnaie de Paris ce printemps : la vue d’exposition migre vers les photos des visiteurs. C’est une manière de déléguer la documentation de l’exposition, comme lorsque Marcel Duchamp disait que ce sont les regardeurs qui font les tableau. De manière amusante, on se rend compte que sur le site de partage d’images Flickr, les visiteurs font tous plus ou moins la même photo, malgré le cadrage plus ou moins serré et la qualité plus ou moins bonne. On en revient à l’idée de photogénie, et à celle que l’œuvre impose souvent d’elle-même un point de vue.
Une bonne photo d’exposition respecterait donc ce que l’œuvre impose comme point de vue ?
Une bonne photo d’exposition serait celle qui assume la subjectivité de son auteur tout en restant documentaire et objective. Ce n’est pas simple, le dialogue avec l’artiste est souvent déterminant. Mais un photographe indépendant dispose de plein de stratagèmes pour tricher et en conséquence être juste. Il fait ce que les photographes institutionnels n’ont pas le droit de faire. Par exemple, au Centre Pompidou, il y a une équipe de photographes en interne. Leurs choix de cadrage doit respecter l’intégrité de chaque œuvre. Alors qu’un photographe d’exposition indépendant ne va pas hésiter à couper l’œuvre, pour ensuite travailler en séquence avec plusieurs points de vues décalés.
Pour ma part, je ne m’intéresse pas vraiment à la question de la « bonne » photographie d’exposition, mais plutôt à sa valeur-document, c’est-à-dire à ce qu’elle va apporter à l’histoire de l’art. L’impact qu’a eu la photo rentre aussi en compte : il y a eu des photos iconiques qui ont marqué les esprits, comme celle qui montre l’accrochage du carré noir de Malévitch de 1915 en hauteur dans un angle. Ou encore celles des expos de Dada ou des surréalistes dans les années 1920. Parce qu’il n’y en a eu qu’un nombre très limité de photographies, elles sont devenues incontournables et transforment, sans qu’on en prenne vraiment conscience, l’exposition en image.
Vous évoquiez les séquences de plusieurs photos, sur le modèle du film. Et la documentation vidéo ? Pourquoi n’est-elle pas plus répandue ?
Au Centre Pompidou, il y a des films d’exposition depuis 30 ans, mais ces films n’ont pour la plupart pas été montés : ce sont des rushs de travellings et de zooms. Finalement, la photo est beaucoup plus efficace parce qu’elle induit la notion de point de vue, qui est moins perceptible dans la vidéo. Mais les choses évoluent : beaucoup de photographes d’exposition se mettent à faire de la vidéo. Mais ils s’en servent dans un but différent : il va s’agir de documentaires, par exemple d’une interview avec l’artiste dans son atelier ou dans son exposition. Ce qui serait intéressant, ça serait de voir comment les artistes filmeraient leur exposition. Récemment, l’artiste Pierre Leguillon, qui réfléchit beaucoup aux questions de circulation des images, pour son exposition Le Musée des erreurs ce printemps au Musée régional d’art contemporain à Sérignan a filmé en plan séquence la totalité du parcours dans l’expo, poussé sur une chaise de bureau.
Pensez-vous que l’on assistera à une dislocation entre vidéo et photo, où la première assumerait la fonction de documentation, laissant à la seconde la liberté de devenir beaucoup plus subjective ?
La vue d’exposition est un curseur entre les deux. Mais je ne vois pas évoluer les formes de la vidéo avec le web, alors que les Tumblr de vues d’exposition explosent. Instagram est utilisé de manière intensive dans le monde de l’art. De la part des musées, il y a aussi un nouveau genre qui se développe : le teaser, sous la forme d’un petit film fait par les régisseurs et l’équipe au moment du montage pour les centre d’art, ou par des prestataires extérieurs pour les institutions muséales. Ca me semble intéressant, mais encore une fois, nous sommes ici dans des stratégies de communication. Même si, à terme, cela alimentera aussi notre perception de l’histoire de l’art.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
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