En musique ancienne, les révélations dignes de ce nom se font aussi rares que sont légion dans la création actuelle les divagations pseudo-liturgiques de compositeurs illuminés. Elles sont aussi suffisamment difficiles à appréhender et à décrypter pour qu’on attire tout net l’attention sur cet album, sans doute le meilleur qu’on ait réalisé depuis bien longtemps. […]
En musique ancienne, les révélations dignes de ce nom se font aussi rares que sont légion dans la création actuelle les divagations pseudo-liturgiques de compositeurs illuminés. Elles sont aussi suffisamment difficiles à appréhender et à décrypter pour qu’on attire tout net l’attention sur cet album, sans doute le meilleur qu’on ait réalisé depuis bien longtemps. En présentant un corpus de toute beauté, il allie une démarche pragmatique à une réalisation artistique éblouissante. Et puis, c’est l’occasion de se replonger dans le monde poétique et musical d’un vrai génie. Machaut n’est pas un inconnu ; nos oreilles hérétiques ont glané un jour ou l’autre quelques phrases heurtées de sa fameuse Messe de Nostre Dame ou les images colorées de son Remède de fortune. Musicien au service de plusieurs têtes couronnées, il doit les accompagner dans toute l’Europe sans goûter à un semblant de confort. Le roi de Navarre lui-même, qu’on appelle le Mauvais, disparaît de manière mouvementée : l’histoire dit qu’il flamba dans des draps imprégnés d’eau-de-vie après avoir été bien gangrené par la lèpre. Tout ça durcit bien son homme. Et malgré cette vie agitée et assez grise, Machaut a l’occasion de s’attendrir longuement sur une damoiselle, en dépit d’une vue défaillante et de sa goutte persistante : une deuxième jeunesse qui accouche de plusieurs milliers de vers et de piécettes musicales. Cette synthèse de l’amour, de la rude vie et des soupirs récurrents de mélancolie, on la retrouve dans ce vaste tableau poétique que constitue Le Jugement du roi de Navarre, aujourd’hui restitué par l’Ensemble Gilles Binchois et son mentor, Dominique Vellard. La narration est entrecoupée de morceaux musicaux empruntés volontairement à différentes sources : motets, ballades, virelais, extraits de messe… Amour courtois, visions à glacer le sang, jugement royal pas loin de la franche misogynie (en substance, on vous conte qu’un chevalier est plus malheureux en amour que ne saurait l’être une dame ; c’est encore à voir) : tout ça donne un récit palpitant. Et la splendeur de la restitution instrumentale coupe le souffle, exprimant la complexité de cette musique planante, acérée et éclairant les angles harmonieux de ses lignes gothiques.
Guillaume de Machaut, Le Jugement du roi de Navarre Ensemble Gilles Binchois, dir. Dominique Vellard (Cantus/Musidisc)