Passionnée de rap et spécialiste des questions sur le féminisme, la journaliste Éloïse Bouton vient de mettre en ligne un blog dédié aux rappeuses du monde entier. On l’a rencontrée pour évoquer la place des femmes dans une culture souvent stigmatisée pour ses motifs misogynes et sexistes.
Si vous suivez avec une attention particulière les sujets sur le rap et le féminisme, si vous avez fait partie des Femen ou si vous trainiez du côté de l’Église de la Madeleine la matinée du 20 décembre 2013, il y a de fortes chances pour que vous ayez un jour croisé la route des articles et des actions d’Éloïse Bouton. Première Française à avoir rejoint le mouvement féministe, la Parisienne a démissionné en février 2014 pour se consacrer à son travail de journaliste indépendante et publier des articles pour Mouv’, Brain ou encore Le Parisien Magazine. Condamnée pour exhibition sexuelle après avoir débarqué seins nus dans la paroisse du 8ème arrondissement pour y simuler un avortement, Éloïse se considère aujourd’hui comme une « féministe free-lance » et profite de l’indépendance de son militantisme pour multiplier les initiatives à titre personnel. La dernière en date s’appelle « Madame Rap ». Un cool blog hébergé sur Tumblr qui recense aujourd’hui pas moins de 420 rappeuses originaires du monde entier.
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On lui a donné rendez-vous pour revenir sur son amour du hip-hop et évoquer les rappeuses qu’elle admire, la place des femmes dans le rap français, la récente sortie de Lou Doillon contre Beyoncé et les questions liées à la sexualisation du corps féminin dans les clips que vous cliquez chaque semaine.
Le rap, c’est une culture à laquelle tu as toujours été sensible ?
Éloïse Bouton : J’ai toujours adoré le rap. Je pense même que c’est cette culture qui m’a éveillée au féminisme. Pendant mon adolescence, j’ai découvert des filles comme MC Lyte, Queen Latifah, The Lady of Rage… Elles m’ont immédiatement impressionnée car je trouvais qu’elle dégageaient quelque chose d’extrêmement libre et urbain. Deux dimensions qui m’ont toujours fascinée. Plus jeune, j’étais à fond dans la danse hip-hop mais j’ai privilégié mes études. Quand je suis arrivée en fac d’Anglais j’ai fait un mémoire sur la place des femmes dans le rap aux Etats-Unis. J’ai vécu trois ans à New-York et ça m’a donné l’opportunité d’interviewer plein de gens à travers le pays et de beaucoup écrire sur le sujet. Ce mémoire était mon premier objet concert sur cette passion.
Le rap a-t-il agi comme un déclencheur ou plutôt comme un révélateur de ta prise de conscience féministe ?
Le titre U.N.I.T.Y. de Queen Latifah a vraiment agi comme un révélateur car à l’époque, je n’avais pas conscience que le message qu’il porte était aussi important. A mon petit niveau, je sentais bien qu’il y avait un problème quand je prenais le bus dans ma petite province à Tours et qu’on me traitait de salope si j’étais en jupe. Mais avec ce morceau, d’un seul coup tout devenait concret et ma pensée devenait universelle. J’étais face à une femme noire dans le ghetto, beaucoup plus âgée que moi mais qui semblait penser la même chose. Même des chanteuses plus exposées comme TLC ou Salt-N-Pepa disaient des choses très engagées sur la contraception ou le droit de disposer de leurs corps comme elles l’entendaient. J’adorais le décalage entre l’expression très mainstream de leurs morceaux et la subversion de certains textes. J’écoutais aussi beaucoup de rock à cette époque et c’était les deux seuls moyens d’expression où je retrouvais une forme de rébellion féministe.
Comment expliques-tu qu’en France, très peu de rappeuses sont parvenues à porter ce discours féministe à grande échelle ?
En rap français, les femmes n’ont jamais été très médiatisées. En dehors de Diam’s bien-sûr qui incarnait un rap très FM et très blanc. Il y avait des choses très respectables dans ce qu’elle faisait mais ce n’était pas forcément mon style de musique. J’aimais bien des filles comme Sté Strausz, Roll.K dans un tout autre registre ou même Casey. Mais le problème c’est qu’en interview, il y a toujours un moment où ça bloque avec elles. J’ai l’impression qu’elles ne veulent pas qu’on dise qu’elles sont féministes alors que si on analyse leurs morceaux, on se rend bien compte qu’elles le sont. Peut-être ont-elles peur de perdre une partie de leur audience.
Ces filles ne peuvent-elles pas servir la cause sans avoir forcément besoin de se déclarer ou de se sentir féministe ?
Je pense qu’une fille comme Casey a un discours clairement féministe, sur la déconstruction du genre notamment. Elle est très intéressante d’ailleurs mais j’ai l’impression qu’elle a peur d’associer toutes ses questions à sa carrière et à sa musique. Elle n’a sans doute pas envie de devenir le porte-voix d’une cause lourde à assumer qui pourrait finalement faire de l’ombre à sa musique et à sa carrière.
On reproche souvent au rap français de ne pas mettre en avant assez de femmes. Mais c’est une critique que l’on peut tout aussi bien appliquer au rock ou à l’électro…
En France c’est très vrai ! Mais c’est beaucoup moins le cas aux Etats-Unis ou en Angleterre où tu peux trouver de grosses figures de proues féminines dans le rock, dans le rap et même dans l’électro. Je n’ai pas l’impression que le rap soit plus misogyne que le rock, le monde politique ou la société en général. J’adore aller fouiller sur Soundcloud et Youtube pour découvrir des petites perles enfouies donc avec mon blog, j’ai voulu montrer qu’il y avait justement une multitude de femmes dans le rap. Ma seule crainte, c’était de mettre en avant des textes un peu limites. Notamment en ce qui concerne le rap russe ou le rap serbe par exemple où tu peux vite tomber sur des morceaux de fachos. J’essaie de me reposer sur des personnes qui parlent les langues des rappeuses que je mets en avant pour éviter les mauvaises surprises. J’ai découvert un super duo cubain récemment : Krudas Cubensi. On m’a suggéré leur clip Mi cuerpo es mio (Mon corps est à moi) car c’e thématique qui m’intéresse ! Et quand j’ai maté la vidéo j’ai vu qu’elles avaient utilisé une image de mon action Femen à l’Eglise de la Madeleine ! Depuis, j’ai creusé leur discographie et j’adore ce qu’elles font.
Récemment, Lou Doillon a remis en cause l’engagement féministe de Beyoncé ou Nicki Minaj au motif qu’elles incarnent, selon elle, une image dégradante de la femme. Comment as-tu accueilli la polémique qui a accompagné ses propos ?
Le côté « toi, tu t’es déjà foutue à poil pour des photos donc tu n’as rien à dire » n’a évidemment aucun sens. Donc je n’ai pas trop compris pourquoi les gens se sont mis à republier les photos de Lou Doillon nue pour discréditer ses propos. En revanche, ce qui m’a interpellé dans ce qu’elle disait, c’est que la nudité non-blanche semblait poser problème. Lou Doillon s’en est pris plein dans la gueule alors que je pense qu’elle n’est pas du tout raciste. Mais je trouve qu’il y a un fond colonialiste dans ses propos. Ca m’a un peu rappelé la posture de films comme Intouchables ou Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu.
Dans ses exemples, elle ne citait pas des femmes blanches qui font du 34. De son côté, Lou Doillon correspond clairement au diktat de la mode… Donc ça m’a dérangé qu’une femme blanche, bourgeoise, issue d’un milieu très privilégié, s’adresse de cette façon à une culture noire, populaire et incarnée par des femmes qui ont un autre corps. J’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de mépris dans ses propos. Je ne dis pas qu’il faut obligatoirement adhérer au message ou aux postures de Nicki Minaj ou Beyoncé. Mais c’est aussi une forme de courage de s’assumer comme elles le font. Il y a beaucoup de cynisme et de marketing dans leur démarche mais je ne pense pas que ce soit si évident pour elles.
Ce qui peut choquer chez Beyoncé, Nicki Minaj ou Rihanna, c’est peut-être le fait que leur image surpasse leur dimension artistique. Le plus souvent, elles ne sont qu’interprètes de leurs morceaux. Et il n’y a finalement que très peu de place dans l’industrie pour les productrices, les réalisatrices ou les artistes féminines qui se réalisent entièrement…
Les postes à responsabilités sont encore très rarement confiés à des femmes dans nos sociétés. L’industrie du disque n’échappe pas à la règle et c’est pareil pour les médias qui parlent de musique. Il y a très peu de femmes qui parlent de rap à la radio par exemple. En termes de production financière ou artistique c’est encore pire. Il n’y a aucune étude sur le sujet en France car la loi est toujours très délicate en ce qui concerne les quotas. Aux Etats-Unis, une fille comme Missy Elliott est parvenue à avoir une approche assez large sur le plan artistique. Janelle Monae le fait un petit peu aujourd’hui mais c’est vrai que c’est surtout là que le retard s’accumule.
https://www.youtube.com/watch?v=zm28EEeyLek
La sexualisation du corps de la femme dans le hip-hop peut-il être vu comme un code, un langage, propre à une certaine forme de rap ?
Ca peut faire partie des codes. C’est comme les grosses voitures et toute l’imagerie « rap-game » qui consiste à jouer un personnage que l’on n’est pas vraiment. Mais quand il y a un message derrière qui est assumé et verbalisé en interview ou dans une série de textes répétitifs sur le même thème, ça va beaucoup plus loin et ce n’est pas anodin. Le problème reste surtout que les médias se sont mis à populariser uniquement cette forme de rap au milieu des années 90.
J’ai l’impression que le schéma « grosses fesses, grosses bagnoles » est largement moins mis en avant ces dernières années. Tu penses quoi d’un mec comme Young Thug qui est devenu ultra populaire en jouant avec son androgynie ?
Les corps masculins ont été énormément sexualisés à une certaine époque également mais on n’en faisait pas du tout la même lecture. On voit toujours des rappeurs torses nus, muscles saillants et le corps huilé mais la question de leur instrumentalisation ne se pose pas car il s’agit d’hommes. Aujourd’hui, les femmes peuvent adopter le même genre de démarche mais l’interprétation n’est pas la même. J’écoute ce que fait Young Thug et j’espère que ça va aider à changer les mentalités. Je pense aussi à une fille comme Angel Haze qui a un discours très pertinent sur la féminité et l’homosexualité dans le rap.
Propos recueillis par Azzedine Fall
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