Collectif de givrés islandaise aux activités aussi variées que cocasses, de la mode à la politique, de la chorégraphie au rock electro, Gus Gus est devenu un vrai groupe: à l’occasion de son deuxième album, This is normal. Mais comment faire tenir neuf cerveaux aussi bouillonnants et véloces dans un seul cadre ? Visite d’un […]
Collectif de givrés islandaise aux activités aussi variées que cocasses, de la mode à la politique, de la chorégraphie au rock electro, Gus Gus est devenu un vrai groupe: à l’occasion de son deuxième album, This is normal. Mais comment faire tenir neuf cerveaux aussi bouillonnants et véloces dans un seul cadre ? Visite d’un Gusgusland enneigé mais chaleureux.
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Pas de chance, le meilleur titre possible pour le deuxième album de Gus Gus était déjà pris. Comme par hasard, il ap- partient à leur voisine Björk : Homogenc aurait en effet idéalement collé au souhait actuel de Gus Gus d’apparaître non plus sous l’étiquette floue et pédante de « collectif » mais bien comme un groupe, un gang, un clan. Une bande à part, mais à part entière.
Ce qui a changé depuis Polydistortion- le premier album qui partait comme son titre l’indique, dans toutes les directions s’adressait à tous les sens en même temps -, c’est précisément ce besoin de recentrer le tir afin d’en renforcer l’impact. A l’image de l’impressionnante trance-machine qu’ils ont pris l’habitude de déballer sur scène, les neuf membres hyperactifs de Gus Gus ont ressenti l’envie urgente de battre d’une même pulsation, de n’être qu’un seul et même indivisible flux serpentant à travers leurs corps mêlés, formant à l’arrivée une entité unique et compacte, un Super-human.
Interrogés séparément, les deux chanteurs Daniel Agùst et Magnus Jonsson parlent d’une même voix, se livrent au même préambule : « Avoir conscience d’agir comme un groupe, voilà la première démarche qu’il nous a fallu adopter en abordant l’album, avant même d’en avoir enregistré la moindre note. Auparavant, nous étions une addition d’individualités, maintenant nous sommes un tout.
Un an plus tôt exactement, à l’aube de la première véritable tournée française de ce qui n’était encore qu’une sensation islandaise aux contours mal définis, nous avions rendu visite à Gus Gus dans sa ruche de Reykjavik : un large espace divisé en studios, ateliers, salles de répétition ou de montage vidéo. En ordre remarquablement dispersé, chacun s’affairait à découper dans son coin une pièce d’un futur puzzle d’album devant être rassemblé à peine quelques mois plus tard. Tout était réglé, programmé planifié, tamponné comme un plan de vol de l’armée US, sans qu’aucune place ne paraisse laissée pour l’intervention au débotté d’un caillou dans la chaussure.
A l’époque, on fut sidéré par cette impeccable mécanique digne des Temps modernes, qui roulait sans qu’un grain de sable ni une poussière de doute ne viennent l’enrayer. A ce rythme, devinait-on, Gus Gus aurait terminé son second album avant même qu’on soit venu à bout du premier. Malgré la température étrangement clémente de cet hiver-là en Islande, on avait froid dans le dos en observant ce groupe organisé comme une PME, en contradiction flagrante avec sa musique libre et oisive, œuvrant comme s’il avait à tenir des objectifs, à satisfaire une commande.
Evidemment, le deuxième album de Gus Gus alors prévu pour le mois de juin 98 ne sort qu’aujourd’hui, soit quasiment avec un an de retard. Et c’est bien mieux ainsi. Neuf mois auront finalement été nécessaires à la gestation de ce qui semblait l’an dernier une simple formalité, un accouchement sans douleur. Neuf longs mois afin d’éviter cet écueil qui guette fatalement les deuxièmes albums trop rapidement tressés sur les lauriers du premier.
Grâce au temps, ce qui aurait pu n’être qu’une réplique flemmarde de Polydistortion devient au contraire son prolongement surdimensionné : plus écrit, plus pop, plus hypnotique, plus tubesque (Ladyshave, notamment, pourrait embraser les ondes et offrir à Gus Gus sa première étoile d’escalade dans les hit-parades internationaux), puis éclectique enfin (les somptueuses ballades Bambi et Dominique), toujours aussi festif, fiévreux -du samedi soir-et érotique.
Daniel Agùst, nommé « manager du projet album » d’après les étranges statuts collectivistes en vigueur chez Gus Gus, reconnaît que le retard pris sur le calendrier arrêté il y a un an est avant tout dû à « un besoin de redéfinir les bases de travail entre nous. Il fallait à tout prix conserver l’esprit spontané et naïf du premier album tout en évitant de remettre les pieds au même endroit. Polydistortion s’est construit alors que nous nous connaissions très peu les uns les autres. On se découvrait en temps réel, au fur et à mesure de l’enregistrement qui s’est déroulé très vite, en à peine trois mois, dans une espèce d’état de grâce comparable à celui des premiers temps d’une relation amoureuse. » On l’aura compris, il s’agissait cette fois d’apprendre à vivre au quotidien, composer avec les humeurs, l’ego de chacun, parfois laver le linge sale, maintenir entre neuf individus ce qu’il est souvent si difficile de préserver à deux : une fusion passionnelle, sans quoi la musique de Gus Gus ne serait rien que viande froide pour dance-floors, chair triste livrée aux canons des bpm. Au contraire de quoi elle est la plus sensuelle machine à onduler langoureusement du pelvisque le monde libre ait comptée depuis les premières bombes sexy larguées par Massive Attack à l’orée de cette décennie. De l’extérieur, notamment en raison du dispositif déployé sur scène ? ses installations vidéo, son light-show élaboré et tout son appareil chorégraphique-, Gus Gus passe parfois pour ce qu’il n’est pas :un ramassis de poseurs arty et top-tendance, mutant factice de l’ère Internet, aussi vide d substance que sa musique est remplie d’effets electrochics. Quelques jours en la joyeuse compagnie de ses membres suffisent à contredire tous les procès.La seule valeur motrice de Gus Gus est purement hédoniste, son instinct n’obéit qu’à un seul mot d’ordre: le plaisir. Rarement aura-t-on ainsi éprouvé au contact d’un groupe de rock telle circulation permanente de fluides, telle parade continuelle de vibrations positives, telle communion d’esprits. Jamais un seul des acteurs de Gus Gus ne se retrouve pris en flagrant délit de péroraison ni en position de supériorité arrogante. Aucune prétention d’être à l’avant-garde chez eux, ni à l’avant- quoique ce soit, mais au contraire d’œuvrer au présent, selon des mouvements seulement intuitifs, sans théorie fumeuse ni besoin d’épargner pour l’avenir. La plupart d’entre eux, dans une autre vie, ont déjà eu tout loisir d’assouvir leurs besoins naturels d’égocentrisme, à commencer par la paire de chanteurs aux silhouettes et aux tessitures diamétralement dissemblables : le petit frêle au physique d’oiseau de proie, Daniel, et l’apollon capable de la se transformer sur scène en diva disco, Magnus. L’un et l’autre ont connu la gloire au sein de leurs groupes respectifs et sont devenus ensemble, sans la moindre lutte d’influence, les porte-voix de l’harmonieuse polyphonie de Gus Gus. Daniel : « C’est vrai que j’écris la majorité des chansons, mais ça ne m’autorise pas à dominer les autres. Je considère le groupe comme un terrain de jeux. Mes chansons, ce sont mes jouets, et si j’accepte de les amener sur le terrain de jeux, c’est pour que tout le monde puisse s’amuser avec. » Pour les mêmes raisons conviviales, chacun des neuf membres de Gus Gus touche un neuvième de tous les profits engendrés par le groupe:ce qui en fait le seul ensemble musical avec, probablement. Les Choeurs de l’armée Rouge et l’ex-combo rockabilly-balloche de Robert Hue, à vivre sous un régime communiste.
Nous étions donc chez Gus Gus l’an passé et, à peine avions-nous quitté les lieux qu’une seule envie nous obsédait : y revenir au plus vite. Janvier 99, alors que l’Islande traverse cette fois un hiver en pente raide, que la capitale Reykjavik s’est laissée patiemment engloutir sous une neige poudreuse et tenace, on reste toujours les bienvenus à Gusgusland. Eternellement au beau fixe, l’hospitalité du groupe islandais le plus populaire depuis les Sugarcubes n’est pas entamée par la chute du thermomètre et les sourires, même gelés, ne paraissent jamais forcés par le devoir de promotion. Précédant de trois mois sa sortie officielle, le deuxième album This is normal est présenté à la presse au cours d’un de ces week-ends nature et découverte, picole et bamboche dont les Islandais possèdent l’unique secret. Sont donc réunis une vingtaine de journalistes européens, comité fortement réduit par rapport au lancement pharaonique du premier album il y a deux ans, ainsi que quelques-unes des pièces stratégiques de l’échiquier Gus Gus sur le continent (représentants commerciaux des grosses chaînes de magasins, programmateurs de radios et responsables des labels anglais et français), toute cette délégation débarquant pour une nouvelle visite de ce merveilleux parc d’attractions naturelles qu’est l’Islande.
Ici, nul besoin de pyrotechnie coûteuse ou de trucages en 3D pour impressionner les visiteurs. Le décor fulgurant vous sectionne déjà le souffle tandis que le fil des événements imprévus se charge du reste. Deux jours durant, hormis l’écoute de This is normal, le programme réservé à leurs hôtes par les GO de Gus Gus comportera, entre autres amusements : une longue balade lugubre en car, le récit de quelques contes gothiques islandais, des sports de l’extrême, une surboum 100 % eighties, diverses dégustations de spécialités culinaires relativement gore et, bien sûr, les traditionnelles beuveries au coin du réchaud à pétrole et causeries avec le clan.
Enfin, pour clore le spectacle, un invraisemblable remake nocturne de Fargo. This is normal, qu’ils disent… La fête avait lieu dans un chalet paumé, au bout de quelque soixante kilomètres de route difficilement praticable, sachant qu’une fois franchie la périphérie de Reykjavik l’Islande n’est plus qu’une immense plate-forme lunaire qu’une tombée déneige un peu coriace suffit à transformer en désert blanc. Le chalet en question, perché en haut d’une colline, n’était joignable qu’au prix d’une escalade par -10° C- cinq minutes pour les athlètes surentraînés de Gus Gus, un quart d’heure au bord de la crise d’apoplexie pour nous autres. Pour ne pas heurter la fierté autochtone, on fut contraint de goûter à des têtes de mouton coupées en deux ou, bien pire, à du requin faisandé dont la seule odeur aurait indisposé un bouc, le tout arrosé d’un aquavit tord-boyaux à rendre aveugle. Bien plus dur encore sur l’échelle des supplices humains : Biggi, programmateur des machines chez Gus Gus et squatter de platines numéro un, qui l’an passé déjà nous avait infligé l’intégrale de Bronsky Beat, imposera à tous l’écoute intensive du best-of trop délire de Modem Talking. Pour le reste, ce fût une joyeuse collision d’alcool et d’infrabasses, de ballets lascifs entre les membres de Gus Gus et leurs compagnes, lesquelles pourraient sans problème prétendre au titre de Miss Islande.
Au retour vers la capitale, alors que les deux DJ de Gus Gus étaient attendus dans l’un des clubs pour mixer jusqu’à pas d’heure, le car transportant la colonie ira joyeusement s’enneiger en rase campagne, au beau milieu du néant blanc, au sortir d’un virage un peu trop serré sur les bordures. Là encore, pour parer à ce qui était bel et bien une tuile imprévue, les membres de Gus Gus déployèrent illico un plan de secours semblable à l’organisation épatante de leur musique, occupant chacun un poste précis, le tout coordonné et orchestré par l’infatigable Baldur, manager et directeur des arts financiers du groupe – et en l’occurrence secouriste en chef. N’importe où ailleurs, tel pépin aurait viré à la catastrophe. Ici, ce fut un désopilant moment de communion fraternelle et de joie burlesque, quelque part entre Les Naufragés de l’autocar de Steinbeck, La Ruée vers l’or et, comme on l’a dit, Fargo.
Sur la planète Gus Gus, l’art est partout, et surtout là ou o ne l’attend jamais, la musique est un vaste champ de possibles où il n’est parfois même pas besoin de notes ou d’instruments, la vie est une impayable fête permanente. D’ailleurs, un autre nom d’album aurait pu figurer à la place de This is normal, un autre titre emprunté à Miss Björk du temps des Sugarcubes: Life’s too good.
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