La jungle visitée par Bowie ressemble à un zoo : on admire le danger mais bien à l’abri, la sauvagerie toujours en cage.
A peine sorti de l’étouffante spirale Outside dont on mesure, après l’utilisation de la chanson I’m deranged en toile de fond de Lost highway, à quel point il s’agissait d’un album lynchien , et avant d’y replonger dès l’an prochain, Bowie s’offre en cadeau de quinquagénaire un disque récréatif. Bouclé en quelques semaines avec le groupe qui l’accompagnait sur la tournée 96, Earthling est supposé montrer Bowie dépourvu du fard Eno attention : ne pas lire fardeau , livrant quelques batailles bien anglaises sur les fronts de la techno, de la jungle, du drum’n’bass et autres foyers urbains allumés ordinairement par des pyromanes plus jeunes que lui.
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Les plus anciens, quant à eux, se souviendront qu’une paire de fois Bowie avait tout fait pour accéder aux dance-floors sur Young Americans puis sur Let’s dance notamment et n’en était pas ressorti spécialement grandi. Passé l’effet de souffle et de surprise introductif la mélodie fantomatique de Little wonder canardée en pleine lévitation, ramenée au sol et littéralement explosée par la chirurgicale artillerie jungle , on comprend assez vite où Bowie, consentant, s’est laissé entraîner. Et de l’album de pur agrément qui était annoncé ne subsiste à mesure du temps écoulé qu’un lointain écho, haché façon rasoir par les guitares hardcore et régulièrement pilonné par les percussions post-industrielles.
On a affaire là, sinon aux chutes les moins mortelles d’Outside, disons à son versant expurgé de l’intellect dont Eno était le cerveau dominant, ce qui en fait à l’arrivée un néo-Scary monsters assez convenable.
Pour en revenir à Lynch, on se rapproche plus cette fois des territoires balisés d’Elephant man que des abîmes de Blue velvet : du grand spectacle, partiellement consensuel mais pas tout à fait familial, et assez peu de risque. Hormis le franchement tordu I’m afraid of Americans coécrit, comme par hasard, par Eno , Bowie et son encombrant complice de Tin Machine Reeves Gabrels s’en tiennent à l’aspect pyrotechnique de la techno mais s’aventurent rarement dans ses tréfonds, préférant la clinique des soins légers à l’hôpital psychiatrique. C’est l’une des raisons pour lesquelles, malgré la surenchère déployée, Earthling conserve visage humain et proportions cuméniques, ramenant sagement Underworld sur le plancher des vaches et Prodigy à la raison.
En citant Big Audio Dynamite comme lointaine influence, Bowie remonte aux prémices du télescopage moderne entre le rock, le reggae et les machines à faire danser, proposant dans la foulée sa version personnelle notamment sur Seven years in Tibet, meilleur titre de l’album d’un mariage âprement consommé mais jamais consumé et riche en progénitures : celui des organes humains et des microprocesseurs. Pour le meilleur et pour le pire.
Christophe Conte
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