Groupe sublime et violent, abyssal et important, Low publie en septembre « Ones & Sixes » : nous avons rencontré Alan Sparhawk pour une longue interview, d’une rare intimité et d’une rare intensité.
Ceux qui se laissent régulièrement happer par la beauté rêche, la violence slowcore, les harmonies célestes ou les coups de poignard au cœur de Low le savent : le groupe d’Alan Sparhawk, de sa femme Mimi Parker et de Steve Garrington est sans doute l’un des plus importants et, surtout, l’un des plus invariablement bouleversants du quart de siècle passé.
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Faisant suite au très beau et très léché The Invisible Way, paru en 2013 et produit par Jeff Tweedy de Wilco, les Américains de Duluth (Minnesota) reviennent en septembre avec Ones & Sixes. Album radieux et abyssal à la fois, traversé du début à la fin, dans sa lenteur et ses splendeurs, par une sourde violence morale, abrasif et assez variable sur un plan sonique mais comme d’habitude magnifique en termes d’écriture, Ones & Sixes est peut-être le meilleur album du groupe depuis Trust, paru en 2002.
Annoncée par No Comprende, en écoute ci-dessous, la parution prochaine de Ones & Sixes a été l’occasion il y a quelques semaines de rencontrer Alan Sparhawk, lors d’une interview d’une rare intimité et d’une intensité plus rare encore. Elle est l’occasion également d’essayer de comprendre enfin la source du trouble magnifique que ne manquent jamais de provoquer les chansons tristes et venimeuses du groupe. Alan Sparhawk développe la réponse ci-dessous, longuement, sans fard, sans retenue, avec même quelques larmes : l’Américain est un homme passionnant car, perdue dans le destin noir de la vie et le dédale d’un monde qu’il abhorre, son âme ne connaît pas et ne connaîtra sans doute jamais la paix et le repos.
Votre précédent album, The Invisible Way, avait marqué le 20e anniversaire de Low. Qu’est-ce que ça a représenté, pour vous ? Tu as passé plus de temps dans ta vie au sein du groupe qu’en dehors…
Alan Sparhawk – Pas encore, mais bientôt ; dans deux ans. Je ne m’en étais pas encore rendu compte, c’est intéressant. Vingt ans, ça marque forcément quelque chose. Mais tu regardes en arrière, et tu as l’impression que tout s’est déroulé très vite… Jamais je n’aurais imaginé, au départ, que nous allions exister si longtemps. C’est surprenant, presque étrange.
Quelle est la principale leçon que tu as apprise pendant toutes ces années ?
J’ai appris beaucoup de choses. J’ai été heureux que beaucoup de choses arrivent. Je pense que mon écriture a changé : on gagne peut-être en perspective avec le temps. J’écris peut-être de meilleures chansons. Et j’ai fini par comprendre qu’il y a des jours où rien ne vient, et qu’il faut faire avec. Plus jeune, ce vide pouvait me rendre dingue, je me démenais pour écrire quelque chose et si ça ne venait pas, la frustration me bouffait. Ça me déprimait, ça nourrissait cette bête noire qui se planque sous toute chose. Je suis devenu plus patient avec les années. Je continue à travailler, sans me torturer, jusqu’à ce que l’inspiration finisse par revenir.
As-tu l’impression de chercher quelque chose de particulier, depuis que tu as commencé à écrire des chansons ? Quelque chose que tu n’aurais peut-être pas encore découvert, que tu chasses en permanence ?
Sans doute. J’ai parfois l’impression que j’essaie de dire la même chose depuis le tout début. Peut-être sous une forme un peu différente parfois , mais ce ne sont pas des mots, ce ne sont pas des thèmes, c’est quelque chose de plus insaisissable que ça. J’essaie de faire écho à ce qu’est ma vérité. Mais ma vérité est souvent faite de confusion : que se passe-t-il, qu’est-ce que tout cela, quel est mon rôle, ma place dans ce monde, dans ces relations dysfonctionnelles ? C’est beau, c’est horrible, qu’allons-nous faire ? Et je ne trouve jamais la réponse, car elle change en permanence. Elle n’existe pas. Le monde est ce qu’il est, et je doute que quiconque puisse le comprendre tout à fait, quelle que soit l’énergie qu’il mette dans la recherche de sa vérité.
C’est une lutte intime, permanente ?
Oui, je me bats toujours contre moi-même. Je reste la même personne. Mais, sur de nombreux plans, on empire en vieillissant. Les choses se gravent en toi, tu réalises avec l’âge que ce que tu es ne changera pas, le portrait se précise avec les années qui passent. Certains fardeaux s’alourdissent, encore et encore et encore. Certaines personnes arrivent à ignorer ça, à mettre, innocemment, peut-être inconsciemment, ces questions sous le tapis. Chez d’autres, chez moi, ça reste là, en permanence, et ça m’affecte.
Mon père est mort il y a à peu près exactement un an. C’est comme ça : tout le monde perd son père. Mais beaucoup de questions ont alors surgi. Celle de la détérioration inéluctable des corps, peut-être aussi celle des âmes. La question, tout simplement, du sens de l’existence, avec laquelle je me débats encore. Comment justifier la vie si elle ressemble à ça, à quelque chose qui empire de manière inéluctable, à cet empilement de fardeaux ?
Tu as l’impression qu’il t’a légué certains de ses fardeaux à sa mort ?
(Il réfléchit longuement) Mon père était comme une version amplifiée de moi. Je dois dire que nous étions très similaires. Nous étions pareillement bizarres – heureusement, ses bizarreries étaient plus prononcées que les miennes. Se rendre compte de cela a été dur : de manière très primale, tu prends conscience de ce qui t’attend, tu te dis “Cet homme, c’est moi : c’est vers là que je me dirige également.” Et à partir du moment où ton père meurt, tu es en première ligne. Encore plus quand tu as des enfants, comme moi.
En quoi la mort de ton père a-t-elle affecté l’écriture de Ones & Sixes ?
Ce n’est pas un thème central de l’album, mais les effets que sa mort a eus sur moi, les questions plus générales que ça a soulevées dans mon esprit résonnent dans pas mal de ses chansons. Que faire quant tu te rends compte que plus le temps passe, plus tes imperfections te sont évidentes ? Que faire de la détérioration évidente, physique, morale, créative qui accompagne inéluctablement le passage du temps ? Quelle personne vais-je devenir, une rédemption est-elle possible ? Existe-t-il, à la fin, une justification triomphante de tout ça ? Je ne sais pas.
Ces questions ont-elles secoué ta foi ?
Oui, sans doute. Avant que ça n’arrive, je pensais avoir un regard plutôt équilibré sur la question : la mort est la mort, c’est comme ça, elle arrive. Mais j’ai été surpris, quand j’ai été si directement confronté à elle, de voir à quel point elle me retournait sur un plan émotionnel, primal, et de manière totalement inattendue. Oui, me retrouver face à face avec quelque chose que je ne pensais ne pas être en moi m’a vraiment secoué. Dans de tels moments, tu te mets à douter de tout ce que tu as pensé jusqu’alors, de toutes les croyances que tu as eues.
Après The Great Destroyer, tu t’étais effondré dans une longue dépression…
J’ai mis beaucoup de temps à m’en extraire. Je n’en suis sans doute jamais totalement sorti : on n’en sort jamais totalement, on apprend simplement à gérer un peu mieux son état…
Tu expliquais à l’époque que l’écriture était pour toi un moyen de survivre. Tu as pensé au suicide, dans cette tourmente après la mort de ton père ?
Je ne sais pas… (Il prend une longue pause) Oui, j’y ai pensé. J’avais toujours cru que je n’avais pas peur de la mort, et je me suis rendu compte que c’était le cas. Ceux qui n’en ont pas peur se mentent, ou peut-être ont-ils passé toute leur vie à trouver un moyen de ne pas en avoir peur. L’écriture est importante, oui. C’est une manière d’affronter ce qui se passe en moi, ce que je ressens, la manière dont ça m’affecte. C’est une manière active de vivre avec. Pas forcément de comprendre.
Encore une fois, certaines choses sont impossibles à comprendre, il n’y a pas de réponse. J’essaie parfois d’illustrer une émotion, j’essaie parfois d’illustrer un instant, j’essaie de prononcer la vérité de ce moment. Même si ça ne répond à rien. C’est tout ce que je peux faire.
Quelle est ton opinion sur le monde actuel, sur l’Amérique d’aujourd’hui, sur les évolutions récentes, sur l’accélération du temps ?
Les choses vont effectivement de plus en plus vite, et ça permet de dissimuler de mieux en mieux les vérités, de détourner l’attention des gens de ce qui se déroule réellement, des choses vraiment profondes. C’est une aliénation progressive des individus, dépassés par la masse d’informations qui les atteint. Nous sommes dans un monde animé par des joies très court-termistes, qui empêchent les gens d’avoir une vision plus globale, plus large, qui leur fait oublier ce qui ne va vraiment pas. On offre des petits plaisirs aux gens, des petites excitations dont ils ne peuvent plus se passer, ils en demandent donc plus : c’est la définition même de l’addiction.
https://www.youtube.com/watch?v=2B1BrLiKMss
Que penses-tu de l’évolution technologique du monde, de la manière dont internet et ses outils influencent les gens et la culture ?
J’imagine que je fais plutôt partie des gens méfiants vis-à-vis de tout ça. Est-on certain de vouloir baser l’intégralité de notre culture sur un principe de satisfaction immédiate ? J’ai moi-même une tendance comportementale à l’addiction, je comprends comment ça fonctionne, je comprends l’attrait pour ces nouveaux moyens de répondre rapidement à un désir. J’ai arrêté de boire assez jeune, car j’ai vite compris où ça pouvait me mener. J’ai eu des hauts et des bas avec les substances, les médicaments.
Je fume de l’herbe. Ce n’est pas dramatique en soi, mais ça peut le devenir à partir du moment où ça se transforme en addiction. Je me méfie de moi-même : je sais quand je tends vers ça, je dois me contrôler, j’ai appris à me maîtriser. Je ne joue même pas aux jeux vidéo, parce que ça peut totalement m’emporter. Mes gamins jouent à Minecraft et si je m’y mettais un matin, je me retrouverais sans doute à me demander, dix-huit heures plus tard, à 4 heures du matin, pourquoi j’y suis encore…
Je ne suis pas pour autant un vieux réac, du moins j’essaie de ne pas l’être. Je ne me ferme pas à la technologie mais je vois aussi le revers de sa médaille. Par exemple l’émergence d’entreprises gargantuesques, Apple avec iTunes ou désormais avec Apple Music, ou Spotify. Des boîtes dont l’objectif est de prendre la plus grosse part du gâteau possible, ce qui fait que les labels sons moins bien payés, ce qui fait que les artistes sont moins bien payés. Elles sont des machines à cash. C’est assez dégueulasse.
Arrives-tu à échapper à cette noirceur que tu décris ?
Ma femme Mimi m’aide beaucoup. Elle me protège. Elle semble pouvoir absorber la réalité, le négatif, elle conserve de l’espoir, elle le transmet. Elle fait écran quand elle sent que ma conscience des choses est trop aigüe. Je suis très poreux à ce qui se déroule autour de moi, ça peut dangereusement m’affecter. Je dois parfois trouver des stratégies de retrait, quand c’est trop. Ça peut être des événements très concrets. Ou des évolutions plus subtiles qui me touchent à plus long terme.
Le système judiciaire et policier américain, par exemple, est pourri. Depuis toujours. Il donne l’impression de se nourrir des tendances les plus sombres que tout individu porte en lui : la peur, la peur de l’autre, le racisme, la haine, les oppositions systématiques entre un “nous” et un “eux”. L’atmosphère est terrible en ce moment. Tout est en train de se révéler. Les policiers américains sont dressés pour être stupides, mais on leur confie un pouvoir sans limite, presque discrétionnaire. Pour beaucoup, on va me détester si je dis ça, mais ce sont des nazis, des fascistes, des racistes, des connards.
On vit dans un grand système répressif et injuste. Des générations et des générations de types ont été entraînées dans ce système. Et tout se règle au revolver, parce que c’est comme ça, parce que c’est dans les mœurs. Si tu es immigré de la deuxième, troisième, quatrième génération, si tu es noir, si tu es pauvre, tu es pris dans l’engrenage, tu deviens une cible, même si tu es aussi innocent qu’un bébé qui vient de naître. C’est déjà assez difficile pour tout être humain de savoir qui il est, de comprendre ce qu’il vit, de gérer son existence. Mais, en plus de tout ça, certains d’entre nous ne savent même pas s’ils peuvent avoir un futur dans notre société. Ils naissent et comprennent très vite qu’ils ont le reste du monde contre eux, quoi qu’il arrive, à cause de leur origine sociale, à cause de la couleur de leur peau.
J’ai grandi dans un pays qui nous présentait le bloc de l’Est comme un enfer totalitaire. Il s’est effondré, je me tourne vers mon propre pays, et je constate que le totalitarisme qu’on me décrivait peut aussi s’appliquer à sa structure sociale. Ça m’enrage.
C’est une colère qui transparaît assez clairement sur Ones & Sixes, bien plus âpre que ne le fut The Invisible Way. Il semble plus sombre, plus tendu, plus violent : es-tu d’accord avec cette description ?
Oui, sans doute. Quand nous avons écrit les premières chansons, j’étais imbibé par cette absence d’espoir que fait naître ce cycle permanent de violence. Il y a aussi évidemment, comme nous en avons discuté, ces thèmes intimes, d’autres sur les relations individuelles, sur leurs dysfonctionnements insolubles.
Tu étais dans un moment particulièrement sombre quand tu l’as écrit ?
Je ne sais pas. Ça dépend de ce que l’on appelle un moment sombre : j’ai déjà été au fond du trou, en pleine dépression, et c’était un état où j’étais totalement incapable de faire quoi que ce soit. Il n’y a rien de productif, rien de créatif quand on en arrive là. Si tu t’en sors plus ou moins, peut-être cet état passé peut devenir une source d’inspiration. Mais quand tu es en plein dedans, c’est le néant.
Pour Ones & Sixes j’étais surtout, je pense, dans une période d’intense frustration. Et c’est avec cette frustration que j’ai mise dans les morceaux de cet album, comme une manière de l’expulser. Je ne décide jamais d’écrire quelque chose d’agressif. Mais ça peut parfois sortir sous cette forme. C’est une manière honnête de faire les choses, plutôt que d’attaquer de front des évidences, d’écrire sur le travail forcé des enfants, la torture ou sur le trafic des humains par exemple.
Si ce sont des choses qui te touchent profondément, elles ressortiront d’une manière ou d’une autre dans ce que tu écris, pas forcément d’une manière directe, frontale. Quand je regarde en arrière, je suis content d’avoir réussi à traiter de certains sujets. Mais je suis surtout content d’avoir réussi à le faire honnêtement, parce que c’était en moi, pas parce que j’ai forcé les choses.
Tu expliques avoir voulu expérimenter un peu avec de nouveaux instruments pour Ones & Sixes, et le spectre sonique de l’album est effectivement plus large qu’habituellement, inédit pour Low parfois.
Oui, mais plus que les instruments, c’est effectivement par le son que nous avons cherché à faire un peu évoluer notre univers. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire du groupe : nous avons, sur certains des albums que nous avons publiés, à certaines périodes de l’histoire du groupe, cherché à nous éloigner un peu de nos habitudes, à faire des choses un peu différentes. Sur The Invisible Way, nous nous étions concentrés sur les chansons, Jeff (Tweedy, de Wilco, qui avait produit The Invisible Way – ndlr) s’est efforcé de bien les faire sonner, mais nous n’avons pas beaucoup bidouillé.
Il y a plus d’expérimentation sur Ones & Sixes. Je voulais explorer d’autres sons, trouver un moyen d’inclure de nouveaux éléments à nos chansons. Et je savais que ça fonctionnerait très bien avec BJ Burton, qui a produit l’album, qu’il était ouvert à ça, qu’on pourrait tester pas mal de choses si nous lui fournissions les outils nécessaires. Je le savais parce que nous avions déjà travaillé ensemble sur la production de l’album de Trampled By Turtles, un groupe de bluegrass, très américain, assez peu connu en Europe mais qui marche bien de l’autre côté de l’Atlantique. Nous savions en écrivant Ones & Sixes que nous allions bosser avec lui, et le fait de le savoir nous a, d’emblée, ouvert certains horizons.
Nous avions une vision claire de certaines choses mais d’autres restaient à explorer, et nous avons laissé des portes ouvertes, nous n’avons pas pris toutes les décisions, déterminé toutes les directions, toutes les sonorités avant de nous mettre à travailler en studio avec BJ.
BJ Burton travaille souvent avec Justin Vernon, et vous avez enregistré dans son studio, dans le Wisconsin. Comment était-ce ?
C’est en pleine campagne, un endroit assez perdu. Nous avons enregistré pendant l’hiver. Il faisait très, très froid – mais nous vivons encore plus au Nord, où il fait généralement plus froid encore.
La dynamique des saisons est je pense importante, elle a une influence sur la créativité. En plein hiver, on peut s’enfermer comme dans une grotte, pour travailler inlassablement sur quelque chose. Psychologiquement, on est sans doute plus concentré dans ces conditions. L’été te fait réaliser que la vie est présente partout : ce n’est pas le cas de l’hiver. Il y a quelque chose de primal, d’animal dans le fait de devoir traverser un hiver froid, c’est une question de survie, tu dois chaque jour affronter la douleur, les difficultés, les menaces. C’est une période désolée.
Comment décrirais-tu Ones & Sixes ?
Je suis fier de ce disque, fier de son honnêteté, fier de la manière dont nous avons essayé, musicalement, d’explorer un peu d’autres territoires. Ones & Sixes est sans doute un album colérique, mais c’est une colère due à l’incompréhension. Il est l’expression d’une certaine confusion mentale. Il reflète un moment où je regarde l’état dans lequel je suis, le monde dans lequel j’évolue, et où je réalise que quelque chose cloche profondément. Je cherche une solution, une réponse, je veux que les problèmes se règlent, que les choses se réparent.
Mais comme je l’ai dit, il n’y a pas de solution, et il n’y a pas de réponse. La lutte pour comprendre est infinie : à chaque étape, de nouvelles questions surgissent. Sans réponses elles non plus. C’est comme poignarder l’obscurité. C’est ce que je fais en permanence.
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