A Venise, la Fondazione Prada accueille une exposition qui organise la rencontre impossible entre l’âge classique et une modernité qui ne jure que par le neuf. Point commun : la copie.
« Portable Classic » : en marge de la Biennale d’art contemporain de Venise, et sous un titre qui semble plus désigner un nouvel ordinateur portable qu’un rassemblement d’antiquités, l’historien d’art Salvatore Settis et le curateur Davide Gasparotto délivrent à la Fondazione Prada une merveille d’exposition, alliage rare de réflexion esthétique et de monstration expérimentale.
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Une manière somme toute très contemporaine de faire bouger les lignes établies de l’histoire de l’art, et de renouveler les conventions de présentation des chefs-d’œuvre anciens. D’ailleurs, les plus “conservateurs” de nos conservateurs de musée seraient bien inspirés de porter, plutôt que de se contenter d’un rejet de principe, un regard bienveillant sur ces scénographies, ici de légères structures-vitrines transparentes, voire des mini-architectures d’un modernisme épuré, conçues par l’agence OMA de Rem Koolhaas.
Le « goût des ruines » de la Renaissance
Car tout comme la Galerie du Temps du Louvre-Lens propose une “histoire-monde” de l’art (selon le terme de l’historien Patrick Boucheron), la scénographie de l’exposition Portable Classic se met au service d’une conception remodelée et dynamique de la notion même de “classique”.
De quoi s’agit-il au juste ? De copies. L’exposition se focalise sur la multiplication, aux XVe et XVIe siècles, de copies des chefs-d’œuvre antiques. On sait combien la Renaissance inventa le “goût des ruines” : inventaires et excavations de ruines romaines, déchiffrement d’inscriptions et naissance de l’épigraphie, constitution de collections d’antiques chez les cardinaux de Rome et dans les cours royales ou princières d’Europe… Ce goût jusqu’alors inédit aboutit chez un peintre comme Mantegna à une véritable érudition archéologique.
Cette passion collective, ce haut désir de voir, d’observer et de posséder ces objets expliquent la circulation intense des “antiquités de Rome” dans toute l’Europe, le développement d’un véritable commerce, et par conséquent aussi la multiplication des copies.
Le « classicisme » n’est pas un monde figé
Et c’est cette “pulsion copique”, selon le joli mot de la critique d’art Elisabeth Lebovici sur son blog lebeauvice.org, que met en scène l’exposition. Dans l’allée centrale, la démonstration est d’emblée spectaculaire : on y voit une statue de l’Hercule Farnèse, découverte en 1546 dans les thermes de Caracalla et exposée à la Villa Farnèse de Rome, déclinée ici en plusieurs tailles (du plus grand, 3,17 mètres, au plus petit, 15 centimètres). Mais cette “dégradation” n’en est pas une : au final, la version miniaturisée est elle-même un petit chef-d’œuvre de facture, et on notera surtout au passage des changements de matériaux, de coloris, qui font de la dite copie une variante de l’œuvre source. Cette démonstration se prolonge ensuite avec d’autres motifs : le satyre Marsyas, la figure de Vénus ou le fameux groupe sculpté du Laocoon.
A partir de là, plusieurs remarques : d’abord et avant tout, le fait que le “classicisme” n’est pas un monde figé. Certes, l’Antiquité a fourni à la Renaissance les modèles du Beau. Mais on voit bien ici combien les “canons” classiques sont eux-mêmes ajustables, mouvants, soumis aux variations du goût. On est ici au cœur de l’âge classique : dans ce temps où toute création ne pouvait advenir que dans l’imitation des anciens, entre reprise et variation. A l’inverse, la modernité voudra du neuf absolument neuf et sera dans une logique de rupture avec le passé.
Ultime surprise : si on s’approche de cet imposant Hercule Farnèse qui trône au centre de l’exposition, accompagné de tous ses petits descendants, on s’aperçoit que cette majestueuse sculpture qu’on aurait cru être l’original n’est qu’une copie très récente, mais renversante d’hyperréalisme, tout en résine, produit dérivé de la haute technologie.C’est dire si l’exposition parle aussi de notre présent : il y a d’abord quelque ironie de la part de la Fondazione Prada à s’intéresser à un autre âge de l’économie du luxe, et surtout à flouter la notion de copie quand cette industrie fait la chasse au faux et à la contrefaçon.
De l’impermanence de la copie
Dans son recueil d’essais En public récemment traduit en français, le théoricien Boris Groys revient lui aussi sur la mouvance de la notion de copie : “Dans la culture contemporaine, une séquence tirée d’un film peut se voir au cinéma, puis, convertie sous une forme numérique, apparaître sur le site web de quelqu’un, ou être projetée pendant une conférence comme illustration, ou regardée en privé sur la télévision… Ainsi, à travers différents contextes et médias, cette séquence filmique est transformée par différents langages de programmation, différents logiciels, différents types d’écrans… Pendant tout ce temps, avons-nous affaire à la même séquence de film ? Est-ce la même copie de la même copie du même original ?”
Cette impermanence de la copie ne vaut-elle pas aussi pour l’âge classique ? Les variations de matériaux, de taille ou de couleur dans la reproduction artisanale des chefs-d’œuvre antiques le démontrent amplement. Des temps anciens à aujourd’hui, une seule vérité donc : “Nous sommes incapables de stabiliser une copie en tant que copie, comme nous sommes incapables de stabiliser un original en tant qu’original… En circulant dans différents contextes, une copie devient une série de différents originaux. Chaque changement de contexte, chaque changement de médium peut s’interpréter comme la négation du statut de copie en tant que copie – comme une rupture essentielle, comme un nouveau départ annonçant un nouveau futur.”
Portable Classic jusqu’au 13 septembre à la Fondazione Prada, Venise
à lire En public de Boris Groys (PUF), 200 pages, 19 € ; Le Futur du classique de Salvatore Settis (Liana Levi), 192 pages, 15 €
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