La musique sans nom de Radiohead gravit un nouvel échelon dans l’ordre de la beauté : Kid A, album éclaté et logique, souvent nu et terriblement inventif, offre aux Anglais un terrain d’expérimentation à leur démesure. Quarante minutes se sont écoulées et la première écoute de Kid A laisse déjà scintiller une évidence : ce […]
La musique sans nom de Radiohead gravit un nouvel échelon dans l’ordre de la beauté : Kid A, album éclaté et logique, souvent nu et terriblement inventif, offre aux Anglais un terrain d’expérimentation à leur démesure.
Quarante minutes se sont écoulées et la première écoute de Kid A laisse déjà scintiller une évidence : ce disque surgit comme s’il ignorait que la rumeur publique lui a donné la stature et le poids d’un événement. Guetté par une abondante population d’admirateurs et de commentateurs, précédé par un cortège d’on-dit en tout genre, le quatrième album de Radiohead n’est pas cette œuvre totale, cette somme assourdissante que certains auront peut-être attendue – ou redoutée. Parvenus à un tel stade de popularité et de maturité, les Anglais auraient très bien pu commettre l’un de ces doubles albums qui redimensionnent l’ego de leurs auteurs tout en lessivant leurs talents. Mais Thom Yorke et les siens sont trop clairvoyants pour s’épuiser à courir derrière les mirages d’une œuvre finie. Prétendre à l’achèvement de soi, c’est reconnaître que l’on ne va plus se découvrir. Manifestement, Radiohead n’en est pas encore là : ce groupe n’en a pas terminé avec ses mystères. Plutôt que de vouloir tenir tout l’univers de la musique entre ses mains, le quintette d’Oxford a choisi de s’y jeter à corps perdu et de le parcourir en tous sens, sans autre mobile que d’en éprouver les limites et sans autre rêve que d’espérer les dépasser. Kid A est un voyage non organisé, une libre déambulation sur terrain accidenté. Dans cet album sans cohésion apparente, chaque titre est pour Radiohead une aube nouvelle, une occasion d’abandonner toute base arrière et de goûter au plaisir de se disperser. Cet amour du risque porte l’empreinte d’une curiosité infatigablement reconduite ? dans tous ses états et tous ses éclats. Ici l’audace n’est pas une manière mais un fonctionnement interne, une énergie naturelle qui irradie ce disque en son cœur. Radiohead témoigne d’un courage qui se passe d’armures et de démonstrations de force. A tel point qu’aujourd’hui sa musique, le plus souvent rangée des guitares qui ont bâti sa réputation, se permet d’apparaître par moments dans un remarquable état de nudité, un dépouillement nouveau qui, paradoxalement, lui donne l’apparence d’une très ancienne sagesse. Avec Kid A, Radiohead pousse un peu plus loin la très belle indéfinition de son expression musicale. S’il s’extirpe complètement de la logique des courants et des contingences stylistiques propres au rock, le groupe fait aussi bien mieux que de sacrifier à la mode du recyclage et du mélange des genres. S’amuser avec des formes n’est pas une fin en soi : si de tels jonglages ne sont pas soumis au désir de façonner un langage à part entière, ils restent de simples jeux d’adresse, des hochets dont le bruit plaisant cache un vide sidéral. L’éparpillement sonore de Kid A ne prétend pas témoigner d’une habileté ou d’un savoir-faire. D’une dérive ambient à une invitation à la transe, d’une ballade cerclée de cordes à une chanson transpercée par les pointes sèches d’un rythme programmé, Radiohead cherche à chaque fois la formulation idéale, l’exacte transcription en actes et en sons d’une conscience en éveil permanent, d’un imaginaire en marche. Le premier morceau du disque s’appelle Everything in its right place : un parfait sous-titre pour cette mosaïque de situations musicales qui, au fil des écoutes, révèle des combinaisons d’une imparable logique, où rien n’est superflu ni cédé aux caprices du hasard. Les immenses qualités de Kid A s’imposent dès Everything in its right place . Glissées dans une enveloppe sonore et harmonique très réduite – claviers et voix trafiquée, absorbée et recrachée par un sampler ?, elles disent d’entrée à quelle niveau de confiance et de sorcellerie Radiohead conduit désormais son art. Le chant de Thom Yorke, de plus en plus dégagé des contraintes de la signification, n’est plus l’oeil d’un vaste cyclone émotionnel, mais un agent perturbateur parmi d’autres, impliqué dans une conspiration qui s’applique à déplacer sans cesse le centre de gravité et les points d’appui traditionnels de la chanson. Un programme que le titre suivant, Kid A , étend aux dimensions d’un rêve : des notes de synthé tombées en pluie, entre balafon et boîte à musique, se marient à des palpitations rythmiques dignes d’Aphex Twin et soutiennent la voix parasitée de Yorke. Le résultat, d’une étrangeté absolue, est un affront féroce aux populations laborieuses qui composent l’ordinaire des musiques électroniques. Réapparu dans les plus simples appareils, Radiohead peut alors se projeter à l’autre bout du spectre sonore et défiler dans des tenues plus habillées. D’abord avec The National Anthem, ascenseur vers le chaos monté sur les ressorts d’une basse fuzz et de la batterie, propulsé dans un grincement d’ondes Martenot et pris peu à peu dans les prodigieuses gerbes d’étincelles d’une section de cuivres – Mingus, dit-on, aurait joliment semé sa zone dans les esprits de Thom Yorke et de Jonny Greenwood. Ensuite avec How to disappear completely, où Radiohead s’offre comme au bon vieux temps une ballade au crépuscule dont il recompose le parcours : la guitare sèche imprime la foulée du morceau, la voix de Yorke en augmente peu à peu la palpitation et la partition de cordes, dans un admirable travail de sape, se laisse lentement partir en vrille pour faire sortir le tout du chemin. Hors du sentier ainsi battu, il y a Treefingers, instrumental suspendu où Yorke, à partir d’une guitare samplée, creuse les perspectives tracées par Eno et réaffirme son désir de changer les boucles en spirales et les formes fermées en lignes de fuite. Cette propension à dénouer la musique s’exprime également sur Optimistic, rock tribal qui s’élève avec la grâce opiniâtre d’un chant gnaoua puis s’évapore au son d’In limbo et de sa guitare arpégée, mariée dans de subtils contretemps avec la batterie, la basse et un clavier invité à la noce : « Je suis perdu en mer, j’ai perdu mon chemin », psalmodie au loin Yorke, sur un ton où le délice semble prendre le pas sur l’effroi. Plus égaré encore, battu par le vent sec d’une mélodie réduite au minimum, laminé par un rythme usant, Idioteque est un magnifique désert technoïde conquis par la voix exaspérée, parcourue de spasmes, de Yorke. De semblables tiraillements agitent le plus traditionnel Morning bell, mélodie à l’étouffée qui se débat dans une cage de sons compressés et qui fend sa chrysalide comme pour libérer le björkien Motion picture soundtrack: un morceau qui prend vie grâce aux seuls souffles d’un harmonium, d’une harpe samplée et de la voix ailée de Yorke. Le trajet s’interrompt alors sur une courte virgule instrumentale apposée comme une signature – paraphe d’un groupe qui rechigne à user du point final. Plus que jamais, il s’agit ici de prendre la parole, de ne plus la rendre et de la travailler sans relâche. Cette intransigeance conforte le splendide isolement de Radiohead. Ce groupe rayonne encore une fois à bonne distance de ses contemporains, et notamment de la cohorte d’epigones qui ont cru pouvoir le suivre en prenant Ok computer pour ce qu’il n’était pas – l’acte fondateur d’un nouveau lyrisme rock. Il est aujourd’hui dans la position d’un père qui, avec une implacable cruauté, abandonne sans se retourner les progénitures indignes qu’on a cru bon de lui attribuer. Radiohead désigne lui-même sa descendance : ses disques seront toujours ses meilleurs et ses seuls héritiers. Kid A est le digne rejeton de cinq musiciens qui semblent décidés à chanter jusqu’au bout les vertiges de l’inconfort, l’euphorie du doute, la folle beauté des questionnements irrésolus. Il est aussi l’enfant terrible d’un groupe qui, en se restant amoureusement, passionnément infidèle, a trouvé le plus sûr moyen de ne jamais se trahir.
Archive de l’heddomadaire N°259