Simon Liberati consacre le plus beau roman de la rentrée littéraire à sa compagne, Eva Ionesco. Un double portrait amoureux et une œuvre sur la rédemption et l’inspiration.
Quand on entre chez Simon Liberati à Villers-Cotterêts (à moins d’une heure de Paris), on a l’impression de pénétrer dans un conte : en face d’une église à moitié détruite, une petite maison cachée sous les arbres qui regorge de livres anciens, souvent désuets, que ce fétichiste rapporte de ses virées chez les bouquinistes depuis des années.
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Les murs sont peints de teintes sombres, quelques crânes d’animaux étranges s’y découpent, et le tout ressemble au repaire d’un pirate dandy qui y aurait entassé son trésor, au centre duquel règne une “pièce” aussi rare que l’est tout grand amour dans une vie, la très vivante Eva Ionesco.
Simon Liberati l’a d’abord rencontrée en 1979, puis retrouvée en 2013 pour ne plus la quitter, et il lui consacre aujourd’hui le magnifique Eva, le plus beau roman de cette rentrée littéraire. Le livre sort le 19 août, malgré quelques turbulences : fin juillet, la photographe Irina Ionesco, mère d’Eva, a poursuivi Simon Liberati en justice pour atteinte à la vie privée, exigeant la suppression des quelques passages la concernant – en jugement, elle a été déboutée de sa requête le 7 août.
Entre la mère et la fille, un lourd passif : de l’âge de 4 ans et jusqu’à ses 12 ans, Eva Ionesco fut photographiée par sa mère, nue et dans des positions érotiques. Une enfance volée, violée, dont Eva Ionesco avait fait un film en 2011, My Little Princess, avec Isabelle Huppert.
Batailles d’avocats et procès mère-fille
Précisons qu’en mai dernier, elle avait gagné le procès intenté à sa mère pour récupérer le droit des photos la représentant. “Indirectement, c’est Eva qui était visée, nous explique Simon Liberati. L’atteinte à la vie privée n’était pour Irina Ionesco qu’un prétexte : elle essayait de caviarder mon livre pour chagriner sa fille.
« Je préjuge peut-être à tort qu’Irina Ionesco se fiche complètement de ce que j’ai pu raconter de sa vie intime. La seule chose importante pour elle, ce sont les photos. Qu’Eva puisse l’empêcher d’en tirer gloire et profit doit la faire enrager. Hélas pour elle, elle a déjà usé plusieurs avocats dans un combat difficile. Les mœurs actuelles ne sont pas du tout favorables à ses goûts esthétiques et sexuels.”
On peut aussi y deviner l’impossibilité d’une esthète à voir un autre artiste s’approprier son fétiche, passant ainsi d’un dispositif photographique (son regard à elle) à un dispositif littéraire (son regard à lui).
Un livre multifacettes
C’est d’ailleurs l’un des plus beaux enjeux de ce roman d’amour, qui dynamite tout ce que l’appellation pourrait avoir de mièvre : capturer encore le reflet d’Eva, mais cette fois avec son accord, comme un contre-sortilège, bouclant un cercle mortifère, commencé dès l’enfance, par un geste amoureux, lumineux, bienveillant.
Mais le rapport tumultueux d’Eva avec sa mère n’est qu’un des aspects de ce livre multifacettes qui n’entend pas être une biographie d’Eva Ionesco, contrairement au chef-d’œuvre du genre (un écrivain raconte la femme qu’il aime) que fut le Ingrid Caven de Jean-Jacques Schuhl en 2000.
“J’y ai forcément pensé, nous confie Liberati qui est proche de Schuhl, et la difficulté a été d’annoncer à Jean-Jacques que j’écrivais sur Eva. J’avais peur qu’il me prenne pour un crétin mais il m’a dit qu’il était flatté. Je n’ai pas relu Ingrid Caven. Je pense qu’on en est à des années-lumière.”
Eva est une mise en abyme à l’infini, où tous les reflets d’Eva Ionesco se déploient, non pas comme un miroir, mais comme une boule à facettes dans laquelle se reflèterait aussi le visage de l’auteur lui-même. Eva devient ainsi la serre où s’épanouissent toutes les obsessions de Liberati : les égéries underground et les vies qui ont frôlé les précipices, une tendance à l’autodestruction (aidée par quelques substances illicites) qui aurait pu l’engloutir s’il n’avait pas retrouvé Eva.
Vince Taylor, Sunset Boulevard et les motifs panthère
Né en 1960, Simon Liberati a su imposer en quatre romans (Anthologie des apparitions en 2004, Nada exist en 2007, L’Hyper Justine en 2009, Jayne Mansfield 1967 en 2011, prix Femina) et un essai (113 études de littérature romantique en 2013) son univers très singulier, qui ressemblerait, pour aller vite, à une collusion entre le Kenneth Anger de Hollywood Babylon et Marcel Proust ou Saint-Simon.
“J’ai un univers très limité, qui m’a été obscur très longtemps”, nous explique l’intéressé dans son jardin, où trône, au milieu d’une pelouse immaculée, une colonne sur laquelle il a posé un vase de lys blancs, un geste que pourrait revendiquer le Des Esseintes de Huysmans.
“J’ai su très jeune, à 17 ans, ce que j’aimais : Jayne Mansfield, les gens peroxydés, la latinité tardive, Jean Lorrain, le cirque, Sunset Boulevard avec l’enterrement du singe et les cocotiers, les actrices perdues, les drogués, Vince Taylor parce qu’il est habillé en cuir noir, les clubs de moto, les faits divers, les accidents de voiture, les travestis, les motifs panthère…“
“Je lisais les articles d’Yves Adrien dans Rock & Folk, qui avait aimé les New York Dolls, et tout à coup, quelques années plus tard, en 1992, je vais à New York, je les découvre : le motif panthère, les bottes rouges, leur look qui fait penser au cirque.”
https://www.youtube.com/watch?v=Ctg5FCS1wCM
« J’ai un mauvais goût enfantin qui est resté très arrêté. Des goûts déterminés, puissants, et qui n’ont jamais vraiment varié. Je retrouve la même chose chez Eva : quand je l’ai rencontrée, j’ai découvert qu’elle possédait les mêmes photos, les mêmes livres que moi.”
Ce “vieux pirate”, comme il la qualifie dans son livre, a su reprendre la barre de sa vie, se reconstruire, “se corriger” comme elle le dit elle-même. “Eva aime la rédemption. Mais j’ai senti que l’esthète était toujours là. J’étais dans un état de déréliction important et je sentais qu’elle aussi, elle avait poussé à bout les états limites.”
“C’est la rencontre de deux personnes qui ont aimé cette capacité à se perdre chez les autres, mais n’ont pas été jusque-là. Eva a fait un chemin inverse au mien : elle a été très violente très jeune, puis a passé son temps à se calmer.”
“C’est la personne la plus équilibrée et terrienne que je connaisse. Eva raconte la rencontre entre deux personnes dos au mur. C’est un livre sur l’amour fou à 50 ans : deux êtres qui décident de ne plus être solitaires et acceptent de faire une sorte de communauté à deux en rencontrant l’âme sœur.”
“On est inséparables (ils se sont mariés quelques mois après leur rencontre – ndlr). C’est aussi, d’une certaine façon, un livre autour de la charité – car je ressens chez Eva quelque chose de charitable. Je sens que je n’ai plus affaire à la fille de 12 ans de l’époque, hyper-narcissique et arrogante.”
“En écrivant mon premier roman, Anthologie des apparitions, mon postulat était qu’on a la grâce, qu’on la perd et qu’on ne la retrouve jamais. Eva m’a prouvé le contraire. J’ai en face de moi quelqu’un qui aime aider l’autre.”
Les années Palace
Eva n’est pas seulement le roman d’une rédemption mutuelle, mais aussi une sorte de conte vrai, où Liberati parvient à saisir, avec la grâce de son écriture baroque, poétique, toute la magie du destin : ces coïncidences qui délivrent le sens caché d’une vie, à condition de savoir les relier, et les écrire, comme le fait si bien l’auteur.
“Quand j’ai rencontré Eva en 1979, elle était, par sa violence et sa jeunesse, fascinante. Je me suis retrouvé une nuit à l’arrière d’une DS, à côté des Bains Douches, nous étions quatre, dont Eva qui était très jeune.”
“Elle portait une robe Dior années 1950, des mules, avait cette incroyable chevelure blonde et une mèche gominée, et elle s’est mise à hurler et à nous traiter de connards quand elle a appris qu’on n’avait pas d’essence.”
“Ce qui m’a plu, c’est son panache. Dès l’âge de 11 ans, elle avait un côté Teddy Girl. Et puis, j’étais tombé sur un numéro du magazine Façade, dont elle faisait la couverture aux côtés de Dalí. J’avais lu son interview et elle y mentionnait Jayne Mansfield, une de mes inspirations. Déjà, ça m’avait marqué car c’était une référence très rare à l’époque.”
“La vraie Eva était farouche, méchante et difficile d’accès. Toute cette bande prenait beaucoup d’héroïne et à l’époque la méchanceté était une manière d’être. J’aimais bien Eva à distance, c’était une personnalité comme on en rencontre rarement : si jeune et déjà dans la vie. Elle était comme un monstre…”
A l’époque, Irina Ionesco avait été destituée de ses droits parentaux et la petite Eva passait ses nuits au Palace et aux Bains Douches. Simon Liberati, issu d’une famille modeste, sortait du lycée Stanislas, “un repaire de fachos” dont il avait souffert.
Une génération d’enfants perdus
C’était une autre époque, et une autre histoire, que ressuscite ici l’écrivain, amplifiant encore ce double portrait qu’est Eva par celui d’une génération : celle de ces enfants perdus, issus de l’Assistance publique ou qui ont fui leurs familles, ou tout simplement qui ne se sentaient pas à leur place dans leur milieu, et qui ont fait la réputation du Palace avant 1980.
Autour d’Eva, il y avait Farida Khelfa, Christian Louboutin (un ami d’enfance), Alain Pacadis, Vincent Darré et bien d’autres, qui forment aujourd’hui (pour ceux restés en vie) une sorte de nouvelle Café Society très parisienne, mais qui, avant les années 80, erraient sans le sou, adoptant la nuit comme seul lieu de liberté :
“C’était une sorte d’automythologie déjà proclamée. Cette très belle boîte m’a toujours fait penser à un théâtre : le spectacle était passé dans le public. C’était très hétéroclite, parfois mal famé.”
Dans ce royaume nocturne, règne une figure blond platine, Edwige, surnommée “la reine des punks” (qui formera le groupe Mathématiques Modernes), dont s’éprendra d’abord la toute jeune Eva, puis Simon Liberati, comme si ces deux-là avaient passé leur vie à se croiser.
L’un des principaux axes du roman est un voyage à New York qu’Eva accomplit avec Edwige, et où elle se fera couper les cheveux, signe d’affranchissement d’une mère vampirique et, déjà, de réappropriation de soi, l’un des thèmes explorés par Liberati.
Une histoire qui tient de l’enchantement
Car c’est autour de tout ce qui pourrait passer pour anodin que se noue et se dénoue ce livre dans des circonvolutions envoûtantes, à coups de longues phrases sinueuses que l’on pourrait taxer de proustiennes, à la poésie aussi noire que lumineuse, où Baudelaire n’est jamais très loin.
Dans cette histoire qui tient de l’enchantement, les détails deviennent symboles, et les indices autant de signes d’une histoire d’amour déjà en marche.
“Mais le véritable sujet du roman m’est apparu peu à peu : c’est aussi un livre sur l’inspiration.”
Celle qui donne l’envie d’écrire – Liberati commence à prendre des notes pour ce qui deviendra Anthologie… dès 1979, après sa rencontre avec Eva, qui y apparaît sous les traits de la petite Marina et sera source d’inspiration pour tous ses romans –, mais aussi ce qui inspire toute une existence, insuffle tout simplement l’inspiration de vivre.
Les retrouvailles avec Anthologie des apparitions
Quand ils se recroisent en 2013 autour de la sortie du livre Autobiographie en photomatons (où tous deux apparaissent) de Pierre et Gilles, Eva, qui a aimé les livres de Liberati, lui propose d’écrire avec elle un scénario autour du Palace, Une jeunesse dorée, qu’elle tournera en 2016, avec Valeria Bruni Tedeschi et Mathieu Amalric.
Les années ont passé, la petite fille révoltée a changé, mais perdure pourtant en elle, en palimpseste, tout ce qui a inspiré l’écrivain dès leur première rencontre : “Le personnage qui m’avait inspiré Anthologie des apparitions est revenu dans ma vie avec toujours le même charme, même si l’apparence avait changé.”
“Elle avait fait un effort par rapport à la délinquante qu’elle a été. Elle a été une enfant-femme et elle est restée au stade merveilleux de la petite fille, toujours aussi obsédée par les vêtements, le costume, ce rapport au miroir, l’obsession de l’image de soi, mais avec plein d’humour.”
“C’est la marque des séances photo avec Irina, où il y avait toujours un miroir où Eva se regardait poser. Même si leur rapport a un caractère ambigu, Irina a aussi apporté quelque chose à Eva. Dans une certaine mesure, elle l’a formée en lui transmettant le goût décadent le plus extrémiste.”
“Irina l’emmenait dans toutes les expositions, lui a fait connaître les trucs les plus bizarres. Après avoir rompu avec sa mère, Eva va à New York, elle se défonce à 12 ans au Studio 54, elle se fait arrêter par la police, flingue sur la nuque, puis il y a eu les maisons de correction.”
“Sa mère était très mêlée au satanisme. Entre ses superstitions d’Europe centrale, le vampirisme, la noirceur, l’iconologie sataniste, et le punk ou le gothique vers lesquels s’est tournée Eva, il y a des ponts esthétiques. Eva, c’était un peu ‘l’enfant de Satan’, elle dégageait quelque chose comme ça, et ça allait bien avec le punk, Londres, le Rocky Horror Picture Show, etc.”
Une blonde hitchcockienne passée par le punk
Simon Liberati s’interrompt souvent lors de notre entretien dès qu’une question devient trop précise sur la vie d’Eva, hors de leur relation : “Eva en parlera un jour de son côté”, ajoute-t-il aussitôt.
Elle est bien sûr présente lorsqu’on rencontre l’écrivain, et on retrouve en elle tout ce qu’il en décrit : une présence aussi altière que gouailleuse, mystérieuse car silencieuse, une blonde hitchcockienne qui serait passée par le punk, une jolie fille au visage félin et aux yeux flous de ceux qui en ont trop vu.
Si Eva Ionesco a cette aura romanesque qui inspire les artistes, elle n’en est pas moins une artiste elle-même, dont la vie reste un matériau inépuisable : “Au début, quand Simon m’a parlé de son projet, je n’ai pas voulu, nous raconte Eva Ionesco. Je sortais de My Little Princess et ça m’embêtait de reparler de certaines choses alors qu’il était devenu proche de moi. Je ne voulais pas non plus qu’il raconte toute ma vie, car il y a certaines périodes dont je veux me servir dans mon propre travail. Puis j’ai accepté et Simon a vraiment fait ce qu’il voulait : un livre d’amour.”
Eva : une énigme, irréductible à une seule vérité
Liberati nous raconte comment il a procédé pour écrire autour de la femme qu’il aime : “J’ai longtemps conversé avec elle sur la vision qu’elle a donnée de cette histoire avec Irina. Elle m’a reproché de ne m’intéresser à elle que pour ça – des soupçons qu’elle a envers tous les gens qui s’intéressent à elle. Puis elle m’a donné accès aux éléments d’ordre matériel, des pièces du dossier, les photos.”
Au final, la Eva du livre reste une énigme, irréductible à une seule vérité, à une seule facette d’elle-même : une fiction, comme l’est toute mémoire. C’est là toute la beauté vénéneuse mais aussi toute l’aura romantique, presque gothique, d’un roman qui parvient à capturer et à restituer ce qu’il y a peut-être de plus difficile : les filets entremêlés du temps, qui nous prennent au piège à notre insu, tel un sortilège dont on ne parviendrait à se délivrer qu’en croisant l’évidence sous les traits d’une rencontre, qu’en occupant enfin la place qui nous attendait depuis toujours, pour paraphraser un passage du livre.
Un conte de fées et de sorcières, où les accidents et les coïncidences, les artifices et la vérité, les faux et les vrais reflets d’Eva, ne mèneraient qu’à un seul rendez-vous : celui du temps perdu avec le temps retrouvé.
Eva de Simon Liberati (Stock) 278 pages, 19,50 €
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