Tant qu’à parler des « jeunes des cités », mieux vaut connaître le sujet de l’intérieur et regarder la vérité en face. Avec Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ?, Rabah Ameur-Zaïmeche, cinéaste autodidacte issu de la cité des Bosquets de Montfermeil, aborde la banlieue avec tact, style et concision. Rencontre avec un cinéaste que la nouvelle donne électorale place au c’ur du malaise français.
« Je suis le fils d’un grand homme qui s’appelle Bachir Ameur-Zaïmeche. Il a réussi à inculquer la notion de défi à chacun de ses enfants. La vie est un défi perpétuel et non un cadeau. On essaie, à chaque défi, aussi futile soit-il, de donner le meilleur de soi-même. C’est une notion musulmane. Dans le soufisme, la notion de défi est très présente. Mon père est arrivé dans les années 60, après qu’on nous a confisqué nos terres en Algérie, où on avait une forêt domaniale. Chez nous, il y a toute une région qui porte le nom de notre tribu, qui s’appelle les Benitoufouh. »
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Ce nom signifie « les fils de la lumière ». Prédestiné pour un cinéaste. Rabah Ameur-Zaïmeche a tourné son premier film, Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ?, en autodidacte et l’a autoproduit, en suivant l’exemple « lumineux » de son père. Celui-ci est parti de rien pour monter une entreprise de transports en région parisienne. « Lorsqu’il est arrivé, il savait taper à la machine et avait un peu d’argent. Il en a aussi emprunté à ses frères, à ses cousins qui vivaient dans le même foyer que lui à la Plaine-Saint-Denis. Alors il s’est acheté un bahut, deux bahuts, trois bahuts. Maintenant il en a près de six cents, avec des entrepôts partout. J’ai vendu mes parts de la société familiale à mon frère pour créer Sarrazink Productions. Mais avant, j’ai réussi à vivre paresseusement pendant plusieurs années. J’ai fondé une famille, j’ai plein d’enfants. Je suis un fils de bourge. Dans ma cité, j’étais « le fils du patron ». Ma notion de défi, il a fallu que je la mette en pratique avec les lascars. »
L’université mènera indirectement Rabah vers le cinéma : « J’étais à Paris-V La Sorbonne-René Descartes. J’ai d’abord fait psycho, puis socio. J’ai fait le tour de toutes les sciences humaines en sachant que ça n’allait pas me permettre de gagner ma vie, mais que ça allait m’apporter beaucoup. Je n’ai pas fait d’études pour devenir un agent économique, mais surtout pour tenter de devenir un jour, je l’espère, un homme libre. » Cela tout en gardant dans un coin de la tête l’espoir secret de faire des films: « J’y pense depuis que je suis gamin, mais j’ai gardé ça enfoui en moi. On me considérait comme l’artiste de la famille. Tout ce qui concernait la télé et les films, c’était à moi qu’on demandait. Ça a fabriqué mon intention, pas mon désir, de faire du cinéma. C’est une forme de déterminisme social aussi, lorsqu’on te pousse à être l’artiste, qu’on te demande à chaque fois qui est le réalisateur d’un film, les comédiens, qu’est-ce que tu en penses. »
Rabah est donc un autodidacte de la cinéphilie. Sa culture, empirique, il ne l’a pas acquise sur les bancs de la fac ni dans les salles obscures de la Cinémathèque. C’est un enfant de la télé : « C’est là où j’ai vu les plus beaux chefs-d’ uvre. Lorsqu’on prend le temps de regarder le Ciné-club et qu’on le regarde attentivement, on apprend. » Le western a particulièrement catalysé son attention : « On y voit comment les Indiens ont toujours été considérés, massacrés, méprisés… Ça m’a souvent révolté. » Il s’est vraiment décidé à passer à l’acte à 27 ans, à la fin de ses études d’anthropologie urbaine : « Je me demandais si j’allais avoir le courage de mettre mes rêves en action. J’ai la chance et le privilège d’en avoir eu les moyens. Je me suis dit que c’était le moment de travailler, d’écrire. Le scénario de Wesh Wesh a été écrit avec mon camarade Madjid Benaroudj, que j’ai rencontré à la fac. On devait faire un travail sur la territorialité des minorités ethniques. On ne l’a pas fait, ça a donné le scénario. A la fac, je ne supportais pas de voir une masse de connaissances primordiales dispensée uniquement à une élite. Les choses ne peuvent pas bouger, si ce savoir n’est diffusé que dans des tours d’ivoire. Et là le cinéma a sa force, il intervient comme outil de transmission. Ce scénario, on en a fait un truc super bien écrit, au mot près. On s’est pris la tête pour des futilités, parfois des virgules. C’était abusif. »
Ensuite, il a fallu l’adapter aux conditions de tournage dans le décor réel de la cité des Bosquets. « Je l’ai aussi adapté aux acteurs, qui étaient en grande partie de ma famille. Comme j’ai mis mes amis, mes neveux, ma « millefa » devant la caméra, ils n’auraient pas compris que je ne sois pas avec eux. C’est pour ça que j’ai joué dans Wesh Wesh. Il fallait que je paie de ma personne, qu’on soit tous intégralement investis dans le film. Il y avait aussi des acteurs professionnels qui jouaient les flics. »
Le tournage s’est effectué par étapes, entre août 1999 et octobre 2000, période où le film était déjà en montage : « Avoir une structure de production nous permettait de réfléchir, d’attendre, de ne pas être pressés, aussi bien au tournage qu’au montage. J’ai pu prendre du recul par rapport à ce que je tournais. » Le tournage s’est effectué en vidéo numérique, dite DV, option presque incontournable pour les productions peu fortunées. Mais là, le support collait idéalement au style enlevé et direct de la mise en scène et à la structure séquentielle du film : « Au départ, on voulait vraiment faire une production classique. On a frappé aux portes des boîtes de prod’, dont les plus prestigieuses. Mais à ce moment, les gens préféraient produire des gens comme IAM (cf. Comme un aimant, film réalisé par Akhenaton), plutôt que nous qui n’avions pas encore fait nos preuves. Finalement, on m’a dit « Faites-le vous-mêmes ». Ça nous a rendu un grand service. De toute façon, même avant j’étais convaincu qu’on n’avait pas d’autre choix que de tourner ce film uniquement avec notre propre énergie. » Le manque de moyens a tout de même contraint à aménager le scénario : « J’ai abandonné un certain nombre de personnages importants, comme celui de Frank, qui était l’ami de Kamel. La famille de Frank, c’est la famille française qu’on retrouve encore dans les quartiers populaires, dans les grands ensembles ; celle qui reste malgré tout sur place, qui est au centre de véritables rapports politiques, qui est liée au parti communiste. On avait une séquence dans une cellule du PC, mais on n’a pas pu la faire parce qu’on n’avait pas les comédiens. »
Wesh Wesh s’est tourné un peu en réaction aux autres banlieue-films : « Ce qui nous ennuyait avec ces films, c’est leur manque de pédagogie et leur excès de démagogie. Ça donne l’impression qu’on utilise le cinéma comme un appareil idéologique d’Etat. Je revendique l’étiquette « cinéma de banlieue », pas de problèmes. C’est le cinéma populaire par excellence. Certains grands chefs-d’ uvre du cinéma français se déroulent en banlieue. Comme Casque d’or. Ça parle des apaches. La caillera d’aujourd’hui, c’est les apaches d’hier. » En grande partie, Wesh Wesh est évidemment inspiré d’une expérience directe, de faits réels : « La séquence où la mère Karichi se fait gazer, c’est parti d’un fait divers réel vraiment dramatique. Il y a eu une perquisition dans une famille rebeu. La maman s’est fait gazer, elle est allée au commissariat et a clamsé là-bas. Dans le film, on ne pouvait pas se permettre de faire ça. Sinon, on retombait dans les films de (Jean-François) Richet, la cité qui part en feu, les émeutes à des millions de francs. Ça ne nous intéressait pas du tout. »
En même temps, le discours de Rabah Ameur-Zaïmeche n’est pas loin du néomarxisme de Richet lors de la sortie d’Etat des lieux : « On a eu des problèmes avec les condés. Ils nous ont serrés, ils nous ont ramenés à Gagny. Ils nous ont fouillés à de multiples reprises (…). Le commissaire m’a demandé ce que je faisais, pourquoi je filmais les condés. Je lui disais que je ne filmais pas les flics, qu’on était des lascars de la cité et qu’on s’amusait à faire un film tout simplement. Je lui ai montré des rushes et il m’a libéré… En fait, on avait une volonté délibérée de stigmatiser la police. Parce qu’il n’est pas normal que sa présence dans les quartiers populaires soit aussi négative. Elle ne contribue qu’à renforcer l’image des délinquants. C’est toujours les mêmes qu’on attaque. La délinquance concerne toutes les classes sociales, pas particulièrement les plus défavorisées. Il y a une volonté de faire de cette population, du lumpenprolétariat, une population dangereuse, que ce soit par la prison où on apprend à devenir un délinquant, ou par l’omniprésence des keufs. (…) Pour arriver à une prise de conscience, il faudrait des liens sociaux solides. Mais ces liens sociaux, on les détruit, on les explose à coups de millions, à coups de dynamite. On détruit des quartiers populaires pour éviter qu’il y ait cette prise de conscience collective… »
Rabah a dû batailler à chaque instant contre l’adversité et le manque de moyens. « J’ai été bloqué plusieurs mois au niveau de la post-production parce que je ne trouvais pas la thune pour faire le kinéscopage (transfert de la vidéo sur support pellicule). Il a fallu que je me dispute avec mes parents pour qu’ils disent à mes frères de me lâcher de la thune, sinon je ne m’en serais pas sorti. On a fait un travail de kinéscopage compliqué, fastidieux, mais aussi merveilleux, parce que c’est là que j’ai retrouvé mon sens de la couleur. Je dessine et je peins depuis mon enfance. Lorsqu’on en est arrivé à l’étalonnage, on a travaillé sur les couleurs et j’ai fait des choix inflexibles. Je ne voulais pas lâcher ça, faire de la cité un endroit où les couleurs explosent. »
Une fois le film terminé, le parcours du combattant ne s’est pas arrêté pour autant : « On a tapé aux portes des distributeurs, qui nous ont envoyé balader parce qu’on leur a montré des cassettes non abouties, non mixées. Alors on a décidé de faire les festivals, tout simplement. Le festival de Belfort a été un tremplin. «
Une fois embarqué dans le manège du cinéma, difficile d’en descendre, surtout quand les premiers échos autour de son premier film sont plus que favorables (Wesh Wesh a été primé à Berlin et à Belfort). Rabah Aïmeur-Zaïmeche a donc d’autres projets: « Sarrazink productions veut promouvoir la culture des minorités ethniques. Mon prochain film, Le Dernier Maquis, sera sur le rapport entre la laïcité de la République française et l’islam. » Le Dernier Maquis est l’histoire d’un jeune Portugais musulman, transformé en bouc émissaire par la police et entraîné dans un engrenage d’injustices ; un héros tragique inspiré du personnage de Khaled Kelkal, qui fait presque figure de martyr pour une frange de la jeunesse d’origine maghrébine. « Pour tourner le film, j’ai besoin de liberté : le sujet est non seulement d’actualité, mais il est aussi subversif. J’aimerais tourner encore à Montfermeil, ou alors orienter la caméra dans l’autre sens, vers Clichy-sous-Bois. Je ne sais pas qui disait qu’il valait toujours mieux tourner près de chez soi. Et je considère que le 93, c’est chez moi. »
Wesh Wesh est en fait l’aboutissement d’un mouvement artistique qui a démarré il y a longtemps, avec le hip-hop, dans ce coin de banlieue autour du groupe Assassin : « Madj, le co-scénariste, est producteur d’Assassin Productions. Ils nous ont donné l’autorisation d’utiliser leur musique, comme Zebda et les Strasbourgeois NAP. Ces trois groupes se sont entichés du film et nous ont soutenus. » S’inspirant de ces labels de banlieue qui se sont faits tout seuls, Rabah rêve de constituer, autour de sa société Sarrazink Productions, « des associations à but non lucratif qui lutteraient contre la misère dans les pays du Sud, nos pays d’origine. » Il rêve de dépasser déjà le cadre du cinéma.
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