D’abord vidéaste, Valérie Mréjen livre depuis deux ans des récits atypiques, proches des dialogues burlesques de ses films : aujourd’hui, L’Agrume démonte le ridicule d’une pauvre histoire amour. Rencontre avec une jeune femme qui, comme dans son travail, ne perd pas son temps en d’inutiles bavardages.
Aux réunions de groupe, aux dîners à plusieurs, je préfère quand même les situations plus intimistes, exclusives, frontales, comme maintenant. » La première fois, notre rencontre a lieu dans l’appartement lumineux de Valérie Mréjen, quartier Bastille. Un face-à-face plutôt détendu à sa table de cuisine. La seconde fois, c’est dans un troquet désert du xiiie arrondissement, un soir de vernissage, mais à l’écart de la foule des galeries de la rue Louise-Weiss.
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Comme l’autre jour, Valérie Mréjen est assise le dos bien droit, les coudes posés sur la table en Formica, entre deux cendriers Ricard en plastique jaune. Peu de gestes, pas d’éclats de voix, des réponses qui mettent du temps à venir, des silences qui, à force, font rire.
Pour un peu, on se serait cru dans une de ces courtes vidéos avec lesquelles Valérie Mréjen s’est fait connaître dans le champ de l’art : en plan fixe, des personnages assis et rigides déroulent des scènes intimistes, souvent familiales la communication maladroite d’un père et de sa fille (« Moi ce que je souhaite, c’est ton bonheur, mais ça me tracasse de te voir comme ça… On voit bien que tu n’es pas heureuse, tu as mauvaise mine »), les plaintes amoureuses d’un quadragénaire endurci (« Huguette me sort par les yeux, elle est chiante, je crois que c’est plus la peine qu’on se voit »), ou encore la dispute rapide d’un jeune couple autour d’un bol de cacahuètes renversé (« Qu’est-ce que tu peux être conne des fois ! Mais arrête de faire la tête… Tu es trop susceptible »).
Des morceaux de vie ordinaire, traversés de silences pesants et de phrases toutes faites, où chacun pèse le pour et le contre de sa relation à l’autre, met un peu d’eau dans son vin ou prend son mal en patience, des films balancés de mots doux et durs, voire ponctués de paroles assassines (« Tu devrais essayer de t’habiller un peu mieux, tu ne sais pas te mettre en valeur »). Autrement dit, des films très écrits, des dialogues où chaque mot est pesé, où la relation de parole occupe le premier plan, avec son cortège d’implicites, d’incommunicabilité, de gorges nouées, d’antiphrases (« Tu sais bien que je t’adore »), de non-dits, de lapsus révélateurs et de paroles apparemment banales mais hyper-explicites (« On ne t’entend pas beaucoup, Lætitia »). Des films où Valérie Mréjen se partage équitablement entre écrivain et vidéaste.
Par un bel effet de renversement, le deuxième livre de Valérie Mréjen peut se lire comme un moyen métrage. Opuscule de 70 pages, L’Agrume déroule à coups de saynètes, comme dans ses vidéos, une piètre histoire amoureuse, une galère sentimentale vouée à l’échec ou, comme elle le résume elle-même, « l’histoire d’une jeune femme qui projette son désir sur un garçon qui s’en fout un peu ».
Le garçon s’appele Bruno mais on l’appelle « l’Agrume », qui se caricature avec une face de citron, se présente rarement aux rendez-vous amoureux, a déjà une petite amie ; personnage légèrement farfelu qui s’achète des tranches de foie pour les observer avec admiration, fait moisir des oranges et des citrons, n’aime que le lait frais en bouteille, va au ciné-club le lundi soir et s’attache à défaire tout emballage plastique avec un soin minutieux : « Ça m’avait complètement séduite », dit-elle. Et de son côté, elle s’invente de toutes pièces une histoire d’amour, attend des heures devant son téléphone, pleure beaucoup, ne prend pas le risque de se prononcer sur un film avant l’avis de son Agrume, se présente immanquablement aux rendez-vous auxquels il ne vient pas.
Avec ce récit tout en notations factuelles, à la douleur rentrée mais toujours présente, Valérie Mréjen propose un souvenir personnel mais déjà lointain : l’histoire d’une aliénation volontaire et un peu bête, d’un chagrin d’amour forcé, raconté avec une distance, un soin minutieux du détail et une ironie qui permettent à l’auteur d’éviter le pathos de la confession : « Ce livre n’est pas une psychothérapie, ce n’est pas un dialogue avec moi-même dans lequel j’essaierais de comprendre pourquoi j’ai fait ça. Je pense que c’est plutôt une histoire banale, sans rien d’extraordinaire. Parce que d’une manière générale, je ne crois pas à l’unicité de ce qu’on vit ou croit vivre. C’était il y a une dizaine d’années, déjà à l’époque c’était une histoire de fou, mais j’avais besoin de la vivre. Je ne veux pas que l’Agrume apparaisse comme un monstre, et moi comme une victime : j’étais prédisposée à cette situation, au fait d’aller très loin dans le rien et dans l’attente, comme si j’attendais la confirmation qu’il n’allait pas m’appeler. Mais ça a quand même été une étape importante de ma vie, et je savais qu’un jour je ferais quelque chose de ces moments douloureux, pas glorieux pour moi et que j’avais envie de dépasser. L’obsession, c’est chez moi un signe : quand un sujet revient, c’est qu’il est nécessaire. » La preuve encore : Valérie Mréjen est en train d’achever un film, « un long court métrage », sur le même sujet.
Autant le livre, écrit à la première personne, est un acte intimiste, autant le film, au scénario coécrit avec Stéphane Bouquet, et actuellement en cours de montage, est l’objet d’un travail plus collectif, donc d’une distance supplémentaire. « Ça s’appellera La Défaite du rouge-gorge. C’est à peu près la même chose, mais avec des personnages, plus de fiction, et surtout une autre manière de découper l’histoire. »
Ainsi avec L’Agrume, récit tout en short cuts, et bientôt son équivalent filmique, Valérie Mréjen resserre plus étroitement les liens aujourd’hui distendus de l’écriture et de l’image. « Quand j’écris, je passe un temps fou à piétiner. Je peux rester une semaine ou deux sur une phrase, comme quand je regarde les rushes au moment de monter le film. Je suis très lente. Mais j’ai besoin de ce temps-là, car ça m’habitue aux choses. » Déjà, en 1999, une série de photos avait été exposée parallèlement à la publication de son premier récit, Mon grand-père, où, dans son style notulaire et faussement impassible, la jeune femme relevait les déchirures, les paroles et les deuils survenus dans sa famille. « Je me suis toujours intéressée aux histoires et aux relations familiales. C’est un lien à la fois pesant et attachant, et qui nous conditionne tous à l’extrême. »
Aujourd’hui, presque involontairement, celle qui fit les Beaux-Arts parce qu’elle voulait faire la Fémis se compose une famille supplémentaire et regroupe autour d’elle les milieux éclatés de l’art, de l’édition et du cinéma : ainsi croise-t-on dans ses films Vincent Dieutre et Tonie Marshall, les artistes Marina Abramovic et Edouard Levé, quelques membres de la famille Mréjen, ou encore l’écrivain Dominique Fourcade.
Elle se prépare d’ailleurs à agrandir encore le cercle avec un nouveau travail, toujours à mi-chemin du littéraire et du visuel : avec des noms de marque comme Uncle Ben’s, Bonne Maman ou Grand-Mère, Valérie Mréjen imagine d’hypothétiques arbres généalogiques : « Comme si on pouvait reconstituer sa famille en allant au supermarché. »
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L’Agrume (Allia), 75 pages, 40 f.
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