Let It Come Down, nouvel album de Spiritualized, explore les méandres du cerveau amoché de Jason Pierce. Un disque de gospel pop symphonique et kaléidoscopique, qui doit autant au jazz qu’à la musique minimaliste.
Une petite légende circule à propos de Jason Pierce, le leader de Spiritualized, dans le cercle restreint de ses amis proches : son père, paraît-il, serait un faith healer. C’est-à-dire un de ces prêcheurs anglais qui passent leur vie à scander la bonne parole dans les rues, haranguant les foules à coups de sermons improvisés et d’homélies colériques.
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Jason, lui, n’a rien d’un prêcheur exalté, malgré les métaphores religieuses ou spirituelles qui traversent ses disques, depuis dix-sept ans. Adolescent avide de rock’n’roll, il est entré en musique avec Spacemen 3, un groupe qui faisait la nique à la grande majorité des groupes noisy-pop anglais des années 80, en affichant ouvertement un amour du psychédélisme extrême sous toutes ses formes, depuis les disques du 13th Floor Elevator, repris et étirés à l’infini, jusqu’aux drogues multiples, qui ont mythifié la réputation du groupe.
Mort au début des années 90, Spacemen 3 a accouché d’une quantité de projets, aujourd’hui plus ou moins moribonds. A l’exception de Spiritualized qui, à l’origine, n’était qu’une déclinaison live de Spacemen 3, seulement privé de l’autre cerveau (embrouillé) du groupe, Sonic Boom. Mais très vite, au début des années 90, le groupe parallèle acquiert une autonomie propre et devient la propriété privée de Jason Pierce, son terrain de jeux personnel et l’une des causes de la dissolution de Spacemen 3.
En dix ans et une poignée d’albums, Jason a métamorphosé Spiritualized, qui reste l’un des seuls groupes vivaces à être nés dans l’Angleterre des années 80. Il a ainsi fait passer son groupe du statut de formation de space-rock psychédélique à celui de grand orchestre rock postmoderne, incorporant et digérant au passage les influences et les leçons les plus diverses, depuis les arrangements luxuriants de Gil Evans pour Miles Davis jusqu’à l’ascétisme minimaliste de LaMonte Young et Steve Reich. Sans oublier la fureur originelle des Stooges, premières amours du jeune Jason Pierce : cette sauvagerie militante demeure prégnante dans les moindres interstices des enregistrements de Spiritualized. « La première fois que je me suis intéressé à la musique, c’était en achetant Raw Power, le troisième album des Stooges, à 14 ans. J’étais attiré par le pantalon argenté d’Iggy Pop et sa veste en cuir avec le tigre sauvage. Je me suis dit que c’était exactement ça que je voulais être. Comme pour tous les gosses de mon âge, le rock’n’roll n’avait pas forcément grand-chose à voir avec la musique elle-même : j’ai vraiment acheté ce disque à cause de la pochette. Je ne savais rien de son contexte ou de son contenu. En l’écoutant, j’ai été complètement estomaqué, la musique semblait sortir de nulle part : je l’ai passé à mort. Pendant longtemps, mes seuls disques étaient des albums des Stooges. »
De cette passion subite, Jason a vite dérivé vers une pratique expérimentale de la musique, aux accents légèrement romantiques. « Je n’ai jamais été le genre de gosse à vouloir garder les choses pour moi, des choses que personne d’autre ne connaît. Vers 16 ou 17 ans, quand j’ai rencontré Pete (Sonic Boom), il avait la même admiration pour les Cramps que moi pour les Stooges. Quand on écoute ces deux groupes, on se rend compte à quel point il est facile de jouer de la musique : c’est très primitif, très électrique. C’est probablement ça qui m’a donné envie de jouer dans un groupe : le rock’n’roll. »
Quand on l’écoute parler de musique, évoquer ses artistes et ses disques préférés, Jason Pierce s’illumine doucement, comme s’il sortait d’un long tunnel ensommeillé : la musique, répète-t-il inlassablement, est pour lui vitale, l’unique maîtresse possible. « La musique est la seule chose importante : rien d’autre ne doit entraver ma route. Ce qui me pousse, c’est ma passion pour elle : elle est mon amour. Tout ce qui est en dehors d’elle ne m’intéresse pas. Pour beaucoup de musiciens, être dans un groupe, c’est voyager, rencontrer des filles et faire occasionnellement un peu de musique : ce n’est jamais ce qui m’a poussé. Mes motivations n’ont jamais été l’argent ou la notoriété. »
Quatre ans après son précédent et gargantuesque Ladies & Gentlemen, We Are Floating in Space, le nouvel album de Spiritualized, Let It Come Down, explore à nouveau les mêmes obsessions, les vieux thèmes de prédilection, depuis les métaphores psychotropes jusqu’aux allusions religieuses transcendantales. Deux étiquettes qui collent à la peau du personnage et en dressent un portrait peu glorieux de junkie mélancolique, habitué à soigner ses amours dévastatrices à coups de seringues et de dope. Lui, apparemment, n’en a rien à faire et semble désormais plutôt amusé par cette image, qu’il manipule avec un sourire narquois. A l’époque de Ladies & Gentlemen, We Are Floating in Space, pourtant, il affichait un air de cadavre ambulant, un pied dans la tombe et l’air livide, dévasté par sa rupture avec sa copine de toujours, Kate Radley, devenue entre-temps Madame Richard Ashcroft. Aujourd’hui, il a le visage traversé par un sourire radieux, le regard vif : loin d’être moribond, il semble avoir retrouvé une vitalité inépuisable. Normal : entre Ladies & Gentlemen, We Are Floating in Space et Let It Come Down, sa vie a été chamboulée plus d’une fois, notamment par la naissance de sa fille, il y a un an, et le grand remue-ménage qu’il a orchestré au sein de son groupe, n’hésitant pas à virer la totalité de ses musiciens, dont certains, comme Sean Cook, l’accompagnaient depuis l’époque de Spacemen 3. Caprice colérique ? « C’était devenu très difficile entre nous, il n’y avait plus de communication, mais de plus en plus d’exigences de la part des musiciens, auxquelles je me soumettais. C’était devenu du chantage : ils refusaient les tournées trop longues, il fallait constamment revenir au pays. J’ai entendu dire que les musiciens virés racontaient qu’entre eux, ils avaient vingt ans de Spiritualized au compteur. C’est un peu comme si j’avais la prétention de dire qu’entre moi, John Lee Hooker et Jimmy Scott, il y a deux cents ans de musiques additionnées. »
Cette renaissance se traduit concrètement par les envies et les ambitions qui ont présidé à la réalisation de Let It Come Down. Cet album a notamment été l’occasion pour Jason Pierce de renouveler son vocabulaire musical et sa grammaire pop : jusque-là, Spiritualized était un groupe de studio, composant sa matière sur le vif, au dernier moment, le couteau sur la gorge. Let It Come Down, contrairement à ses prédécesseurs, a été composé en amont, à la maison. « La composition a été très difficile, je ne sais pas écrire la musique. J’ai chanté tous les morceaux sur un dictaphone. Puis j’ai transposé le tout sur un piano, mais comme je ne sais pas en jouer, j’ai beaucoup tâtonné. J’ai fait la même chose pour les cordes. Cette préparation a constitué le gros du travail pour l’album : ça m’a pris plus d’un an. Cette démarche est nouvelle pour moi. Les chansons en tout cas existaient avant d’entrer en studio : du coup, l’enregistrement n’a pris qu’un mois. »
Avant même d’entendre le disque, les rumeurs circulaient : on l’annonçait démesuré, symphonique, débordant d’énergie et de musiciens. Certains morceaux, avait-on entendu dire, avaient nécessité plus d’une centaine d’intervenants : Jason Pierce voyait apparemment les choses en Cinémascope, surtout après avoir joué sur scène avec le London Gospel Choir. « Il y a une centaine de personnes sur le disque et c’était un peu démesuré de ma part. En fait, je voulais retrouver le son des enregistrements de Cole Porter ou Ella Fitzgerald, mais j’ai négligé le fait qu’il n’y a pas tant de musiciens que ça sur ces disques… Il y en a peut-être une quinzaine au plus, comme sur les disques du Gil Evans Orchestra. J’ai toujours cru que les grands orchestres étaient forcément très grands. Et lorsque j’ai réalisé que ce n’était pas vraiment le cas, il était trop tard ! Il a fallu beaucoup de travail pour revenir à quelque chose de plus intime. En fait, je n’avais jamais essayé de faire quelque chose dans ce genre auparavant. »
C’est sans doute cette démesure involontaire qui fait toute la force tendue de Let It Come Down : l’album se laisse en permanence bousculer, entre une grandiloquence majestueuse et des regains d’intimité précieuse. Là, Jason donne l’impression de se dévoiler, de se laisser aller à des confidences, vite submergées par des cordes en tempête, des guitares aux résonances sales, qui vitrifient l’espace et percent des digues dans les oreilles. Méticuleusement, Let It Come Down semble être une variation, en une douzaine de chansons, du mur du son de Phil Spector : même empilement sourd des harmonies moites, même volonté primitive et sauvage de violer la musique tout en la parant de ses plus belles mélodies, de ses atours les plus avantageux, les plus sexuellement explicites. A cet égard, Do It All Over Again est certainement la chanson la plus pop enregistrée par Spiritualized, qu’on jurerait sortie droit du répertoire des Ronettes, la plus jolie bande de filles réunies par Spector et son acolyte Jack Nitzsche, dont les arrangements exemplaires sont un modèle implicite pour Spiritualized. D’ailleurs, la première fois qu’on a rencontré Jason, il y a plus de dix ans, il exhibait fièrement une copie immaculée du premier album solo de Nitzsche, The Lonely Surfer, sur lequel il a chipé, depuis, deux ou trois idées d’arrangements et de titres. Toute la musique de Spiritualized est d’ailleurs remplie de ces correspondances et s’écoute comme une succession de morceaux qui se renvoient les uns aux autres, d’un disque à l’autre, d’une idée à une autre. Let It Come Down pousse cette idée plus avant encore. « C’est insensé d’avouer ça, mais tout l’album a été écrit comme une fugue, en canon. Les paroles d’un morceau renvoient à un autre. Un morceau comme Don’t Just Do Something est écrit en pensant à du Bach, même si je n’ai pas du tout la capacité d’écrire de cette manière, classique. Il y a aussi beaucoup de jeux sur les mots, de doubles sens : je voulais qu’il y en ait partout. Il y a toujours des renvois et des jeux entre les oppositions de sens, d’un morceau à l’autre. »
Lord Can You Hear Me, la chanson qui clôt Let It Come Down, est ainsi une relecture de l’un des derniers morceaux de Spacemen 3, une invocation gospel fragile et minimaliste, dont la nouvelle version, agrémentée par un chœur diurne, donne à chaque écoute la chair de poule et laisse l’esprit chevrotant, les larmes aux yeux. L’album dégage, dans ces moments-là, une fragilité précieuse, sur le point de se rompre, toujours sur le fil, en train de se désagréger lentement. Cette fragilité, jamais démentie, marque les disques de Jason Pierce au fer rouge : elle en est la substance la plus intoxicante, le poison doux, irrésistible, qui a infecté chacune de nos histoires de c’ur brisé. Jason Pierce, lui, tente de réconcilier et de faire cohabiter dans ses morceaux tous ses fantômes et ses envies les plus contradictoires, en une même déflagration, à l’image de certains de ses héros. « Il s’agit de jouer avec les extrêmes : si on fait quelque chose d’électrique, autant le faire jusqu’au bout, il n’y a pas de compromis qui tienne. C’est ce que j’essaie de faire : retrouver dans mes disques l’essence de mes albums préférés, comme ceux de Jimi Hendrix. Récemment, j’ai vu un concert de Matthew Shipp et William Parker : j’ai eu envie de pleurer, tellement j’étais ému. Et pourtant, c’était du free-jazz, merde ! »
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Let It Come Down (RCA/BMG).
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