[Archive] A force de reprises de Bob Dylan, des Beatles ou de Chuck Berry, Hendrix invente un jeu très personnel qui en fait le précurseur d’un nouveau son hard-rock. A l’occasion de la diffusion du documentaire d’Arte dans le cadre de la programmation « Summer of Peace », nous nous republions cette archive sur la genèse d’un génie.
Guitariste surdoué, showman d’exception, improvisateur hors pair : c’est en véritable ovni que Jimi Hendrix débarque à Londres en 1966. Ce qui frappe immédiatement les esprits, c’est l’obstination que met ce jeune homme, aussi timide dans la vie qu’extraverti sur scène, à pousser à leur plus haut degré les outrances des rockeurs de sa génération : quand Keith Richards se sert de la pédale fuzz pour un riff, Hendrix sature le son de sa guitare sur des morceaux entiers ; quand Pete Townshend fracasse son instrument, Hendrix le brûle ; et quand Eric Clapton allonge la durée des solos de quelques minutes, Hendrix improvise pendant des heures entières. Pourtant, malgré son allure extraterrestre, cette nouvelle manière d’utiliser la guitare ne s’est pas inventée toute seule.
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Hendrix n’a cessé de revenir sur des terrains déjà balisés pour en extraire sa substance nourricière. De Hey Joe, qui lui permet de se lancer, à l’atomisation du Star Spangled Banner, il passera ainsi nombre de standards à la féroce moulinette de son génie. En ce domaine, il se montre éclectique, puisant avec un même bonheur dans les répertoires blues, pop, folk et rock’n’roll. Ces reprises ont contribué de manière décisive à l’élaboration du mythe hendrixien. Avant d’exploser véritablement, grâce à Chas Chandler et à l’Experience, Hendrix a longtemps tourné avec des pointures du rhythm’n’blues, notamment Curtis Knight, Little Richard et Wilson Pickett. Il a connu l’ingratitude du rôle de musicien accompagnateur, les difficultés liées aux déplacements incessants, l’errance et l’angoisse de ceux qui ne savent pas de quoi demain sera fait – en somme le lot de la plupart des musiciens en ce bas monde. Mais il a aussi passé des heures à imiter les plans de B.B. King et Muddy Waters.
Quand Chandler, ancien bassiste des Animals, lui donne sa chance et lui permet d’auditionner Noel Redding, puis Mitch Mitchell, Hendrix est donc un instrumentiste déjà confirmé, mais inconnu du grand public. A 24 ans, il lui tarde de faire retentir à hauts décibels sa propre musique. Mais avant de lancer sur le marché un album entièrement constitué de compositions originales, on limite la prise de risques en choisissant, comme premier single, une chanson de Billy Roberts déjà enregistrée par les Byrds, Hey Joe. Distribué le 16 décembre 1966 en Angleterre et le 1er mai 1967 aux Etats-Unis, ce titre va remporter un énorme succès. Il n’est pourtant pas très représentatif du style de Hendrix, et sera à l’origine d’un malentendu durable entre l’artiste et une partie de son public.
Kill your idols
Car la musique du Jimi Hendrix Experience n’est pas vraiment réductible au format pop. Et elle n’est pas davantage assimilable au blues tel que le jouent des formations comme les Bluesbreakers de John Mayall ou les Yardbirds. Au lieu d’adopter une attitude de puriste à l’égard d’un genre musical où, en tant qu’Afro-Américain, il est attendu, Hendrix préfère en détourner les codes pour tracer une voie différente et bâtir un univers sonore dont il est le seul à connaître l’alchimie.
Cette attitude, déroutante aux yeux de ceux qui ne jurent que par Robert Johnson, Elmore James et Big Bill Broonzy, est pourtant directement inspirée par l’exemple des grands bluesmen, pour qui la gloire ne peut s’obtenir qu’avec l’affirmation d’une complète singularité. John Lee Hooker n’a jamais gratté qu’un ou deux accords et préfère murmurer que chanter, Muddy Waters a un son rugueux et une voix limitée, Albert King prend sa guitare en gaucher et joue de bas en haut… N’importe, en s’obstinant avec fierté, ceux-là sont devenus immenses, uniques. Et, dès les premiers mois de 1967, Jimi se convainc qu’il ira bientôt plus haut qu’eux. Parce qu’il joue plus rapidement, plus fort, qu’il se déhanche avec plus de lascivité, et que nul ne peut lui résister.
Il défonce le blues
Le blues, Hendrix ne le respecte donc pas, ou du moins pas de la même manière, timorée, presque religieuse, que les musiciens anglais. On pourrait dire qu’il le défonce comme il se défonce lui-même, en lui injectant une substance hallucinogène à effets hautement transgressifs. Tous les apprentis bruitistes de l’époque (Pete Townshend, Jeff Beck, Eric Clapton), mais aussi les gardiens du temple, les détenteurs de secrets, seront progressivement court-circuités au cours de cette année de rodage pendant laquelle l’Experience, telle une nouvelle Horde d’Or, se livre au saccage systématique de leur sacro-saint répertoire.
Les disques live et les BBC Sessions nous en livrent le témoignage ; une à une, chaque idole de Jimi est déboulonnée avec euphorie : Muddy Waters (Hoochie Coochie Man), Howlin’ Wolf (Killing Floor), Curtis Knight (Drivin’ South), Eric Clapton (Sunshine of Your Love), mais aussi Elvis Presley (Hound Dog), Bob Dylan (Like a Rolling Stone) et les Beatles (Sgt. Pepper et Day Tripper) – nul n’est épargné. Le guitariste joue avec un feeling jusqu’alors inouï, comme si du magma coulait de ses doigts. A chaque morceau il semble menacé d’électrocution.
Sur scène, c’est bien sûr Wild Thing et son final pyromane qui, durant la première année de tournée de l’Experience, offre l’attraction la plus étonnante. Encore une fois, ce titre n’est pourtant pas signé Hendrix. Composé par Chip Taylor, il a déjà été popularisé par les Troggs. Cependant, la manière, assurément wild, dont Jimi le reprend le renouvelle complètement. Cette fois, il ne s’agit plus d’adapter une série de couplets et de refrains, ni même de confectionner des solos aphrodisiaques, mais seulement d’assumer crânement sa bestialité : Wild Thing n’est plus qu’un prétexte au rituel obscène (sodomie d’amplis, masturbation du vibrato et bûcher expiateur pour finir) par lequel Jimi clôt ses shows. Jusqu’au-boutiste comme tous les génies, l’enfant de Seattle ne se rattache déjà plus à sa propre génération mais, sans s’en douter, vient de prendre place parmi ces musiciens de l’époque romantique, Beethoven ou Paganini, qui, pour suivre le fil de leurs tempétueuses improvisations, allaient eux aussi jusqu’à briser leurs instruments.
Art vaudou
Devenu un artiste de premier plan, Hendrix se montre de plus en plus ambitieux dans ses propres compositions. Mais il n’en continue pas moins de se servir de titres déjà existants pour innover et s’inventer. En détournant deux chansons de B.B. King et Muddy Waters, il en obtient ainsi trois nouvelles. En 1967, au festival de Monterey, Jimi offre un Rock Me Baby si rapide que ce classique de B.B. King en devient méconnaissable.
Trois ans plus tard, le morceau s’appelle désormais Lover Man et, les paroles changées, n’appartient plus qu’à Hendrix. Avec la reprise du Catfish Blues de Muddy Waters, le virage est plus décisif : à force de jouer ce titre, Hendrix en transforme progressivement le riff jusqu’à se l’approprier. Mais ce qu’il découvre alors – le blues modal – lui fournit bien plus qu’une nouvelle chanson : une véritable matrice dont sortira la majorité de ses grandes compositions à venir, et en premier lieu le diptyque formé par Voodoo Chile et Voodoo Child (Slight Return), acmé du double album Electric Ladyland.
https://www.youtube.com/watch?v=xci0-26M-bk
L’art de Hendrix arrive à son apogée, et il en est conscient. Avec ce même mélange d’agressivité, de malice et d’innocence qui rend irrésistible le délire verbal de Muhammad Ali, Jimi invente sa propre mythologie et se proclame désormais enfant vaudou, conçu dans les arcanes d’une sorcière gitane, transporté par-delà les espaces par les aigles et les lions, et capable de poser dans la paume de sa main des montagnes entières. Sa musique se développe de moins en moins selon un agencement harmonique mais commence à reposer sur des motifs mélodiques incessamment renouvelés en vue d’atteindre, dans la déchirure de la texture sonore, des intensités extatiques.
Sur scène, Hear My Train A Comin’, Machine Gun ou Red House lanceront bientôt Hendrix sur des voies parallèles à celles empruntées par Albert Ayler et John Coltrane. Mais Hendrix reste un rockeur et, à l’occasion, il n’hésite pas à ajouter une connotation politique à cette identité esthétique. Ainsi, en 1970, à Berkeley, dont le campus est occupé par un groupe de Black Panthers (Jimi leur dédie Voodoo Chile), un Johnny B. Goode lancé au grand galop vient rappeler ce qu’une musique trop vite cataloguée blanche doit aux Noirs. Tirant des sonorités orgasmiques d’une guitare brûlant sous tous ses larsens, Jimi expose crûment la composante sexuelle du rock’n’roll dont, après Chuck Berry, il est le nouveau héros. Mais il en reste là et, pour mettre tout le monde d’accord (quoi qu’on ait pu en dire ensuite, notamment à propos de son Band of Gypsys qu’il aurait voulu exclusivement composé de Noirs, Hendrix n’a pas été partisan du ségrégationnisme inversé prôné par la plupart des activistes black), il inflige le même traitement au Blue Suede Shoes de Carl Perkins.
https://www.youtube.com/watch?v=UhXhENt9Cec
Comme il l’avait fait précédemment avec Come On (Part 1) d’Earl King, Hendrix défigure complètement le titre de Perkins à l’aide de son accord fétiche de neuvième augmentée. En passant par lui, ces standards du rock’n’roll des années 50 deviennent ainsi emblématiques d’un nouveau son, qu’on désigne déjà comme heavy ou hard. Toujours plus radical que ses congénères, Hendrix est d’ailleurs bien plus hard que Jimmy Page, Leslie West ou Alvin Lee. Contrairement à ces derniers, il se désintéresse de la guitare acoustique.
Le petit film qui l’immortalise en train de jouer Hear My Train A Comin’ sur une douze-cordes est le seul témoignage conservé de Jimi à la guitare acoustique – et ce n’est pas lui qui en joue sur Little Miss Strange et All Along the Watchtower… Son obstination à expérimenter le son, à jouer fort, son projet d’une église électrique (“electric church”), le titre même de son album le plus important (Electric Ladyland), tout prouve que l’inspiration de Hendrix est fondamentalement électrique. Aussi, lorsqu’il s’attaque à Dylan, c’est dans le répertoire post-Bringing It All Back Home qu’il puise Like a Rolling Stone, Can You Please Crawl Out Your Window?, All Along the Watchtower et Drifter’s Escape. L’influence de Dylan est profonde sur Jimi, mais c’est davantage le surréalisme acerbe de ses chansons qui l’intéresse que leur message contestataire. En fait, il ne sera jamais autre chose qu’un musicien, et le plus célèbre de ses actes politiques sera aussi son détournement musical le plus radical, le plus transgressif.
Sous le canon hendrixien
Quand, en 1967, les Beatles font débuter All You Need Is Love par une Marseillaise ironique, Hendrix entonne déjà leGod Save the Queen en ouverture de ses concerts anglais. Cependant, cette formule de politesse ne représente pour lui qu’un moyen supplémentaire d’étonner et de séduire le public. Tout autre est le sort qu’il réserve à l’hymne national de son propre pays. A partir de 1969, les souffrances qu’il fait subir au Star Spangled Banner dépassent en effet les bornes de la simple blague et font grincer pas mal de dentiers.
De concert en concert, ce nouveau détournement prend progressivement l’allure d’une peinture complète de l’Amérique, à la fois glorieuse et gémissante, optimiste et paranoïaque jusqu’à la moelle, capable d’envoyer des hommes sur la Lune et en même temps de plonger l’Asie du Sud-Est dans un enfer de bombes et de défoliants. Dix ans avant l’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, c’est déjà une vision apocalyptique, au sens étymologique du mot (plus proche du délire visuel prophétique que de la seule fin du monde), que propose un Hendrix dont l’inspiration se situe désormais à des années-lumière des slogans Peace & Love.
A Woodstock, c’est habillé d’une veste et de mocassins indiens qu’il se pré- sente pour déconstruire dans son hymne la fable d’une Amérique exclusivement réservée aux Blancs dominants. Une nouvelle fois, Jimi, qui est à la fois américain, noir et indien, mais qui se plaît à s’inventer gitan ou enfant vaudou, fonde en un même acte ses préoccupations politiques et musicales. Jamais par la suite Hendrix n’ira aussi loin dans son entreprise de détournement. Mais il n’en continuera pas moins, et jusqu’à son concert à l’île de Wight, de jouer les morceaux des autres selon ses propres lois.
Cette confiance absolue en ses propres moyens créatifs l’a d’ailleurs rendu intouchable. Aujourd’hui encore, lui qui n’a cessé de reprendre ses contemporains est demeuré inimitable. Plus encore, sa manière de chevaucher l’onde sonore et de la moduler au fil de ses obsessions dionysiaques semble avoir eu le même effet que la politique de la terre brûlée : partout où il est passé, plus rien n’a été comme avant. Ainsi, il n’est pas de musicien, y compris parmi les jazzmen, qui ne reconnaisse aujourd’hui à quel point Hendrix a élargi les possibilités offertes par la guitare; de même, les bluesmen ont inclus Red House et Hear My Train A Comin’ au panthéon de leur répertoire ; enfin, sans le reconnaître – ce n’est pas vraiment son genre –, Dylan continue de jouer Like a Rolling Stone et All Along the Watchtower selon les canons hendrixiens. L’onde de choc du déréglage musical opéré par l’enfant vaudou n’est pas près de retomber.
Louis-Julien Nicolaou
Summer of Love, documentaire sur Jimmy Hendrix, samedi 1er août à 22h45 sur Arte
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