Ikaria, île grecque voisine de Samos et Mykonos renferme un secret de longévité exceptionnelle. Elle abrite bien plus de nonagénaires et de centenaires que dans le reste de l’Europe.
Perdue à l’est de l’Egée, sa haute montagne verte surplombe le bleu de la mer. Ses herbes folles bordent ses routes sinueuses. Le chant incessant des cigales couvre son silence. Sur l’imposante Ikaria, le soleil tape, la vie tourne au ralenti pour ses 10 000 habitants. L’île s’éveille doucement le soir, lorsque la brise souffle sur sa vaste forêt.
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Il est 21 heures à Raches, troisième village d’Ikaria de 870 âmes. Aristotelis Fakaris, assis sur sa chaise en osier, scrute l’effervescence de la place. Ce soir, comme tous les soirs, son épicerie fermera à « trois heures, quatre heures, peut-être cinq heures ». Dans sa rue pavée, les cafés sont animés. Des jeunes du village, des touristes et beaucoup de personnes âgées. Cheveux blancs gominés, sourire espiègle, Aristotelis parle beaucoup. Il raconte avec passion cette île qui l’a vue grandir. L’homme ne garde qu’un secret : son âge. « Entre 75 et 80. Peut-être plus. J’ai peur que le dire me porte malheur ». Grâce à cette réserve, Aristotelis Fakaris espère égaler ou surpasser ses anciens. « Mon arrière-grand-père a vécu jusqu’à 106 ans, mon grand-père jusqu’à 105 ans, ma mère jusqu’à 99 ans ».
On ne donne plus son âge mais son année de naissance
Dans les ruelles, on ne donne plus son âge, mais son année de naissance. Les légendes urbaines sur des guérisons miraculeuses au contact d’Ikaria se transmettent. Ikaria est connue pour abriter de nombreux nonagénaires et centenaires. Bien plus que dans le reste de l’Europe. Les cancers et les maladies cardiaques y sont plus rares qu’ailleurs et touchent les habitants dix ans plus tard que la moyenne. En 2009, une équipe de démographes, scientifiques et médecins, menée par l’Américain Dan Buettner, a débarqué pour étudier ce phénomène exceptionnel de longévité. Après une étude minutieuse des registres de naissances et de décès, il est apparu que plus d’un tiers des habitants a passé le cap des 90 ans. Une particularité qui a valu à Ikaria la qualification de « zone bleue ». Seules cinq régions dans le monde disposent de ce label. Parmi les composantes communes que l’on retrouve à ces quatre coins du globe : la consommation de produits alimentaires naturels et non modifiés.
Lefteris Droulou se présente lui-même comme un « jeune » de 73 ans. Basket Nike aux pieds, marche d’un pas dynamique dans la commune de Kastaniès, au nord de l’île. De sa main d’artisan, il désigne l’horizon et les maisons disparates, encerclées de vignes. « Nous avons beaucoup d’espace. Contrairement aux autres îles, nous n’avons pas construit nos villages en bloc en bord de mer. Tout a été bâti éloigné et en hauteur pour que l’on puisse cultiver nos terres ». Cet espace lui donne un sentiment de « liberté ». D’ailleurs, l’homme répète souvent le mot « libre » pour qualifier son île. Lefteris montre ses poules, ses chèvres, ses porcs. Il énumère les bienfaits de ses noix, fruits, légumes, pommes de terre et herbes qui sortent de son sol, poussent sur ses arbres. Les aliments industriels ou préparés, il n’y pense « même pas ». « On a tout sous la main », lance t-il comme une évidence. « Depuis toujours, je ne mange que ce que je produis, je n’achète que ce que je ne peux pas faire pousser ». Le soir sur sa terrasse avec vue, Lefteris Droulou lève son verre de vin. Comme la majorité des habitants d’Ikaria, il fabrique lui-même cet élixir de jouvence.
« Je n’aurais jamais cru vivre si longtemps »
Ilias Leriades, médecin d’Ikaria, a longtemps cherché à comprendre cette longévité. L’homme loquace au teint hâlé insiste sur les effets bénéfiques du « fameux » régime méditerranéen. Il ferait gagner plusieurs années de vie. « Aujourd’hui, cette habitude se perd. Les supermarchés ont fleuri, les importations sont plus nombreuses. La jeune génération ne mange plus si sainement », précise avec nostalgie le Docteur. Intarissable sur le sujet, il justifie aussi cette longévité importante par une activité physique intense.
C’est en partie grâce à des kilomètres parcourus, que Ioanna Proiou fait partie de cette génération de « rocs ». « Depuis toute jeune, je marche beaucoup. Avant nous faisions de très longs trajets à pied pour rejoindre un point à l’autre. Il n’y avait pas de routes, pas de transports. Ca forge », se souvient cette femme de 105 ans. Mémoire d’Ikaria, cette centenaire évoque avec clarté la pauvreté, l’arrivée des Allemands, les conflits qu’elle n’a jamais oubliés. « Les années ont passé sans que je m’en rende compte. Je n’aurais jamais cru vivre si longtemps« . Lunettes vintage, coupe au carré soignée, Ioanna est volubile. Aujourd’hui encore, son secret pour ne pas s’affaiblir : remplir ses journées. Couchée à 22 heures, levée à 6 heures, cette habitante prépare à manger, s’occupe de son jardin. Chaque jour, elle est aussi très fière de gravir, avec son déambulateur, la pente raide qui conduit à son atelier de couture. Elle s’assoit derrière son métier à tisser, elle travaille dessus depuis qu’elle a dix ans. Ses mains filent le tissu, ses pieds battent les pédales.
Lorsqu’elle souffle, Ionna Proiou se relaxe à l’ombre de ses vignes. Dans son petit patio elle aime recevoir et discuter. A Ikaria, tout le monde se connaît, tout le monde se parle, la communication est vertu. « Une qui ne s’est pas perdue », estime le médecin Leriadis. Il perdure un mode de vie « en communauté », propre à l’île. L’expert insiste : « Il faut comprendre l’état d’esprit d’Ikaria pour saisir toute sa particularité ». « Ici on ne dit pas je mais nous », précise-t-il. « Les liens entre les habitants sont très forts, l’entraide et l’union sont primordiales. L’île isolée a toujours été oubliée de l’Etat, on ne l’a jamais attendu. Cela a aidé à souder les gens, à créer une autosuffisance ».
A 40% communiste, l’île est surnommée le « Cuba de la Grèce »
C’est ce qui a séduit Théa Parikos, venue s’installer à Nas, citée balnéaire au nord. Avec son mari natif de l’île, cette américano grecque y a ouvert un hôtel-restaurant en 1994. Minimaliste et spacieux, l’endroit offre le soleil, le calme, la vue. De sa terrasse, le bleu azur du ciel se confond avec celui de la mer. Cheveux éclaircis par la lumière, sourire apaisant, Théa apprécie sa « vie ikariote ». Elle observe sereine les jeunes et personnes âgées aux tables de sa taverne. « Toutes les générations se mélangent. On n’est jamais seul. Je pense que cela explique une dépression moins importante qu’ailleurs ». Autre détail qui l’a marquée : l’automédication. « La consultation médicale se fait en dernier recourt. On essaie d’abord de trouver des remèdes naturels avec le miel local ou les plantes que l’on trouve dans nos montagnes. Le contraire des Etats-Unis où nos armoires à pharmacie sont pleines ». Théa a en effet grandi dans un autre monde. Celui de la vie bouillonnante de Détroit. Depuis, cette femme de 53 ans s’est accommodée du rythme si tranquille d’Ikaria. Pas de grands hôtels « resort » qui bordent les plages ni d’arrivées massives de touristes, Ikaria se préserve, même l’été. A 40% communiste, l’île surnommée le « Cuba de la Grèce », par certains habitants offre des valeurs différentes, selon la gérante.
Cette dernière vante « l’immatérialisme et le non consumérisme ». Aux caisses des épiceries, il n’est pas rare d’attendre de longues minutes que les conversations s’achèvent entre clients et employés. Un commerçant le signale : « Le plus impoli ce n’est pas de faire attendre les gens, c’est de ne pas leur parler ». Théa Parikos analyse. « Les choses se font doucement, tout le monde travaille beaucoup mais à son rythme. Personne n’envie personne, ni la maison, ni la voiture, ni les salaires ». La cinquantenaire se caresse machinalement la joue quand elle explique qu’à Ikaria, « la perception du temps n’a pas d’importance, il n’y a aucun complexe à vieillir ». Dans cette zone bleue, « on prend le temps de vivre ».
Elisa Perrigueur et Clémentine Athanasiadis
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