Detroit contre Liverpool, New York contre Londres : en cette rentrée 2001, le vocabulaire courant devra prendre en compte une impressionnante brochette de nouveaux noms, de nouveaux sons. Panorama subjectif de nouvelles têtes qui nous reviennent déjà.
Les plus anciens se souviennent à quel point compta, dans leur éducation musicale, le prestigieux label londonien Rough Trade, de Metal Urbain aux Young Marble Giants, des Feelies aux Smiths. Label chercheur (et trouveur) de la charnière post-punk, rempart rare en Angleterre contre la frime et la frivolité, Rough Trade redevient enfin une voix qui compte : outre les signatures des flamboyants Strokes et de leurs délicieux amis new-yorkais de Moldy Peaches (des Modern Lovers dadaïstes et pervers, yum), le label a également déniché aux Amériques un trio de combat, ARE Weapon. Trois crasseux portés sur le cuir amoché et sur Suicide, qu’il faudra suivre le nez bouché mais les oreilles surexcitées par cet electro-punk syncopé et électrisant.
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Rough Trade s’étant, depuis toujours, spécialisé dans les grands écarts, le label répond à cette jolie souillure new-yorkaise par l’élégance toute britannique de Baxter Dury, fils de Ian Dury et, surtout, de Lou Reed, dont il transpose miraculeusement le spleen hautain dans d’inquiétantes futaies de cordes. Les Tindersticks ont enfin de bonnes raisons de se faire du mouron.
Au xviiie siècle, dans le Nord anglais, une poignée de José Bové avant l’heure détruisait ses machines, réaction dérisoire mais riche de panache à la révolution industrielle en marche. En ce début de xxie siècle, d’autres Luddite détruisent leurs samplers et machines pour renouer avec un songwriting patient, à l’ancienne. Et bien entendu, la révolution se passe encore au nord : à Liverpool d’abord, où l’ahurissante fanfare The Coral invente une langue neuve, vivante et virevoltante avec de vieux outils en bois. Du coup, si leur chanteur évoque dangereusement Lee Mavers des regrettés La’s par sa culture, son culot et la désinvolture avec laquelle il aligne les futurs classiques, les Liverpudliens forment l’énigme du moment : ni rétro ni futur, ils tombent comme un cheveu sur la soupe d’une époque résolument trop rangée pour leur démesure. A Leeds, ils se sont trouvé des alliés de leur âge, partageant leur boulimie de musiques : The Music. Immense groupe de rock prolo nordique (on pense à Oasis, à The Verve, aux Stone Roses, à tous ces groupes ayant éliminé la distance entre public et musiciens) et habités comme pas possible par leur psychédélisme fiévreux, les impudents The Music n’ont que quelques chansons à offrir, mais la générosité et la foi avec laquelle ils les portent impressionnent. Troisième larron de cet étrange triumvirat de la jeunesse insolente, les Brightoniens de The Soft Parade n’ont pas, eux non plus, encore 20 ans, mais déjà une discographie fleuve et une culture ahurissante. C’est ce qui séduit sur le premier album des deux frangins pour une major : une facilité mélodique à la Elliott Smith, poussée aux fesses (fermes et musclées) par une fougue qui évoque les jeunes Supergrass. Nettement plus posé et tatillon, le songwriting de Richard Hawley connaît lui aussi intimement l’élégance. Protégé de Jarvis Cocker et musicien de studio recherché, ce clavier intérimaire de Pulp partage forcément avec nous quelques disques jalons, ceux de Roy Orbison, Scott Walker, Fred Neil ou Tim Hardin. Mais ses chansons domestiques possèdent l’innocence et la grâce suffisantes pour se faufiler hors de l’étau de ces références écrasantes. Lui aussi porté sur cette écriture mélancolique et ambitieuse, lui aussi formé dans l’ombre (il joua du violon pour Radiohead ou les Blue Aeroplanes), l’Anglais John Matthias a construit avec le brillant Matthew Herbert un intrigant et inextricable grillage électroacoustique autour des chansons de Smalltown Shining. Un premier album ténébreux et vénéneux, qui propose à Sparklehorse une visite des égouts de Bristol : on suit, à quatre pattes.
Le songwriting pointilleux et un rien chochotte n’étant en aucun cas une exclusivité anglaise, on sait déjà qu’il faudra compter avec l’écriture racée du jeune prodige Ben Kweller, cousin américain de Ben Lee au power-folk particulièrement entêtant, tout comme sur celle raffinée et anxieuse de Chris Lee, protégé de Sonic Youth au folk-rock spatial et fourmillant.
Une gigantesque foire d’empoigne autour de leur signature a récemment failli faire voler en éclats les fragiles et mixtes White Stripes, convoités à la même échelle que les Strokes depuis leur miniclassique De Stijl. Le rock’n’roll y aurait énormément perdu : minimal et primal, condensé à l’essentiel (soit une sorte de punk-blues-pop), il retrouve ses hanches de 20 ans entre les mains nerveuses du duo. Pas étonnant que ces deux-là Jack et Meg White viennent de Detroit où, des Stooges à Juan Atkins, du garage-punk à la techno, la furie a toujours été traitée avec raideur et jansénisme. C’est naturellement de là que viennent aussi les Detroit Grand Pu Bahs, électroniciens économes qui, avec un grille-pain et des synthés Emmaüs, signent l’un des hymnes de l’automne : le croustillant Sandwiches, qui devrait semer vertige et confusion sur les dancefloors de la planète, pour le coup pas très claire.
A New York, où les Strokes ont remis le costard cintré au centre du monde, on suivra avec tendresse les enquêtes d’Interpol dans la new-wave anglaise des années 80, d’où ils ramènent de troublants témoignages signés Joy Division ou Modern English. Les années 80 sont également observées par Playgroup, mais sous un autre angle : c’est le funk chambre froide de Cabaret Voltaire ou A Certain Ratio que réanime le turbulent Trevor Jackson, sur un album qui transforme allégrement ce qui n’aurait pu n’être qu’un musée clinique en incandescent dance-floor.
De So Solid Crew à Princess Superstar et MS Dynamite (dont on vous recommande déjà les performances impétueuses au prochain Festival des Inrocks), la soul anglaise s’est trouvé un ton, hérité de pas mal de fausses pistes, d’hésitations et de coups d’éclat isolés dans la drum’n’bass, le UK garage, le hip-hop, le 2-step ou le ragga. C’est justement au sein du vaste collectif So Solid Crew que se sont endurcis Oxide & Neutrino, duo londonien spécialisé dans le trafic de beats amphétaminés et de duels vocaux âpres, à peine civilisés par l’arbitrage de chœurs soul. C’est à El-P, l’infatigable activiste de Company Flow, que l’on doit la découverte déterminante de Cannibal Ox, duo d’Harlem dont le hip-hop ténébreux et complexe est l’un des chocs physiques de cette rentrée The Cold Vein s’imposant en force comme le plus impressionnant premier album de rap new-yorkais depuis le 36 Chambers du Wu-Tang. On ne voit guère que le collectif nord- californien Anticon pour pousser aussi loin le hip-hop dans les orties, vers l’inconnu.
Elevé au hip-hop le plus rigoureux, le Londonien Mr Dan doit souffrir d’amnésie : juste quelques beats lointains témoignent de cet apprentissage, largement contrarié par une vision panoramique et espiègle de la musique, qui le fait passer en quelques instants d’une lo-fi malingre à une pop baraquée et frimeuse. Intrigant, ce foutoir multizone tente avec son titre d’apporter une réponse aux questions de génétique que soulève cette rentrée bricoleuse : How Things Work. Comment ça marche. Ça court, plutôt.
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