Le rap n’arrête pas de se réinventer. Expérimental, nostalgique ou iconoclaste, la floraison de rentrée est joliment éclatée et jouissive, pleine de surprises et de rebondissements : depuis le blues urbain de Cannibal Ox jusqu’aux rimes très riches du nouveau venu français Rocé.
Malgré toutes les mauvaises langues et les prophéties de tristes augures, le hip-hop, jeune de vingt ans, effronté et garnement, ne s’est jamais mieux porté. La floraison actuelle, loin d’être une resucée des épisodes précédents, est extrêmement jouissive, notamment du côté des petites maisons, des bordels indépendants, qui s’amusent coûte que coûte à redessiner les contours du genre, à en saloper les règles et les motifs. De ce point de vue, les petits maîtres de New York gardent une coudée d’avance sur le reste de la nation hip-hop.
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Depuis Brooklyn, le label Def Jux, encore jeune mais fondé par El-P, ancien compagnon des regrettés Company Flow, est une écurie à trésors. Parmi les artistes du label, on distinguera d’abord, et surtout, le duo Cannibal Ox, qui reprend le flambeau de Company Flow. Leur album, The Cold Vein, remet toutes les pendules du hip-hop à l’heure : sauvage, féroce, irrévérencieux et innovant. Les deux MC’s, Vast Aire et Shamar, chantent et riment, dissèquent leurs vies quotidiennes et leurs œdipes, se répondent en échos urbains, noyés par la production ahurissante de El-P, pleine de trouvailles, de dénivelés, de samples inattendus. Récemment, l’un des deux MC’s s’est fait tabasser lors d’un concert à New York : il en a eu la mâchoire brisée. Ce groupe déchaîne de vraies passions violentes : on cherche à les bâillonner en les empêchant de rimer. Il faudra les soutenir avec vigueur et enthousiasme. Leur voisin d’écurie, Aesop Rock, avait déjà sorti un album sur Mush, label obscur mais passionné. Son disque pour Def Jux s’inscrit dans la lignée de Cannibal Ox : ensemble, ils inventent une nouvelle forme de blues urbain, vif et stigmatisé, plus proche de l’esprit de Robert Johnson que des paillettes du R&B ou du gangsta rap.
De leur côté, les MC’s d’Anti-Pop Consortium poussent le bouchon encore plus loin : désormais signés chez Warp, le trio livre en novembre un EP, Ends Against the Middle, qui les voit s’éloigner davantage encore des idiomes classiques du hip-hop. Leur musique est une sorte de scat swinguant au-dessus de beats électroniques dignes d’Autechre. Début septembre, le groupe jouait au Batofar, devant un public mi-hip-hop, mi-électronique. Sur scène, ils faisaient penser à un Suicide sexy, rigolo et régénéré : leur musique semblait annoncer une apocalypse imminente. A les entendre, en tout cas, on se dit que le hip-hop devient enfin de la pop : c’est-à-dire un genre à partouzes, prêt à se laisser entièrement hybrider, séduire et envahir par d’autres musiques mutantes et expérimentales.
Moins aventureux, mais tout aussi jouissifs et excitants, les disques de The Unspoken Heard (Soon Come…), Arsonists (Date of Birth), The Coup (Party Music) et des Danois Pelding (ex-Prunes, leur album éponyme sort chez les anglais Jazz Fudge), viennent, eux, à point nommé pour rappeler que le hip-hop est aussi une fête permanente, une « motherfuckin party » comme l’assène The Coup. Leur très cynique 5 Million Ways to Kill a CEO et ses chœurs chipés à Prince gagne haut la main le titre de bombe disco-rap de l’automne. Cet automne, on écoutera, pour se réchauffer le c’ur et le corps, Kaamal the Abstract, le nouvel album d’un vétéran, Q Tip, ex-Tribe Called Quest, qui verse dans un post-hip-hop psychédélique, fortement influencé par les meilleures exactions de Prince, plus soul que rap. Et pour passer l’hiver, on attendra patiemment le nouvel album de Slum Village, dont la récente collision avec Daft Punk, le temps d’un échange de remixes et de bons procédés, promet de belles explosions.
Que serait le hip-hop sans le Wu-Tang Clan ? Alors que l’on prédisait un nouvel album du collectif avant la fin de l’année, c’est en fait RZA qui débarque, sous son alias de Bobby Digital. Ce Digital Bullet, second disque sous le pseudo Digital, vaut mieux que le précédent. Les beats hypnotiques de RZA orchestrent des flûtes, des pianos qui hoquètent, des guitares lointaines, des voix réverbérées de bitches et une flopée de flows différents : tout le Wu-Tang est là.
Dans le genre hip-hop instrumental, on retiendra surtout Beneath Autumn Sky (le nom est de saison…) : un ovni venu de Floride, qui décline un electro-hip-hop de bazar, maigre, asthmatique mais terriblement enivrant et séducteur, dans la lignée de Prefuse 73 ou Push Button Objects. Une question demeure, chère aux anciens combattants : DJ Shadow se laissera-t-il distancer par ses petits-enfants ?
En France, le hip-hop français n’arrête pas de se réinventer. Les premières bonnes nouvelles viennent d’un petit gars un peu discret, Rocé, déjà auteur de deux maxis. Top départ, son album à venir en novembre, est une petite caverne de hip-hop intelligent, malin et efficace. Ce type-là rime, s’énerve, se fâche et laisse courir ses pensées, sur des beats méticuleux, adroits, qui prennent à l’estomac. Son morceau, Plus d’feeling, est une complainte douce-amère, sur fond de piano patraque, qui devrait, idéalement, tourner en boucle sur toutes les radios intelligentes : un appel d’air inespéré.
Pas loin de l’univers de Rocé, on retrouve le collectif Scred Connexion, basé à Barbès. Leur premier album, après une poignée de singles, devrait débouler en novembre. Leur rap, souvent qualifié de sérieux et engagé, prend des tournants poignants, avec une écriture affinée. Certains morceaux, qui évoquent l’exil et le mal du pays, filent la chair de poule, sur fond de boucles claustrophobes et de petites guitares fluides, implicitement arabisantes.
Rohff, lui, ne fait pas dans le détail. Son album est une suite assassine de morceaux hallucinés : sa voix, grosse et rocailleuse, se balade sur des vagues electro et des cordes synthétiques. Parfois, on entend un piano désaccordé que n’aurait pas renié John Cage. Le tout un peu trop souvent mêlé à des chœurs et des synthés dignes des grands moments de la variété télévisée. Pêle-mêle, Rohff s’en prend à « cette garce de Véronique Sanson » et prétend « faire chialer une équipe de CRS ». Désabusé, colérique, orgueilleux, son album est schizophrène, paranoïaque et fait le grand écart permanent.
Plus primitif, l’album de L’S.Kadrille, Dangereux 2001, met en scène un duo mal dégrossi, mais qui, par à coups, trouve des éclairs de génie. Tout comme Less’ du Neuf, dont Le Temps d’une vie est porté par un amer Douce France, en compagnie d’un Akhenaton inspiré (en attendant son album de martien solo).
Dans l’avalanche d’albums hip-hop de la rentrée, le maxi rigolo du Gang du Lyonnais remet les pendules à l’heure : leur French Breakery est un long morceau construit à partir des breakbeats les plus samplés dans le rap français. Ludique et drôle, ce maxi de prog-hip-hop est un vrai jeu de piste pour autistes, qui devrait ravir les dancefloors saturniens, tout en fournissant un drôle de bilan d’étape du rap : après ça, il faudra inventer de nouvelles danses et trouver de nouveaux samples… Ce que ne devraient pas manquer de faire Kerri James, le messie annoncé du rap français dont l’album est prévu en octobre. En attendant, TTC, en 2002, et La Rumeur, en retard, mais qui continuent à gonfler.
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SAIAN SUPA CREW
La belle équipe : depuis la sortie du premier album, et son succès inespéré, le Saïan Supa Crew n’a pas arrêté de bourlinguer, faisant la rime aux quatre coins du pays, depuis les plus petites salles possibles jusqu’au Zénith et aux Transmusicales en décembre dernier, où ces drôles de rigolos s’amusaient à improviser des interludes pirates entre chaque concert.
X Raisons, le nouvel album du Crew, est une longue suite hilare de morceaux ludiques, enjoués, emportés et énervés. Un vrai petit bordel où l’on retrouve pêle-mêle des zestes de nostalgie télévisée, des brins de variété détournée, de l’humour de potache pervers et, surtout, une tchatche délurée. Un vrai petit condensé du meilleur et du pire du hip-hop français en 2001.
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