Spécialiste de l’économie collaborative, Damien Demailly nous livre quelques pistes de réflexion sur les évolutions de la société du partage.
Qu’entend-on par “uberisation du monde” ? Se dirige-t-on vers une société collaborative ? Quels sont les liens entre économie collaborative et capitalisme, UberPop et Airbnb ? Autant de questions auxquelles répond Damien Demailly, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).
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On parle beaucoup d’uberisation de la société. Que faut-il entendre par là ?
Damien Demailly – L’uberisation, c’est le terme générique pour dire qu’une entreprise – du genre taxi ou la Fnac – se rend compte du jour au lendemain que son métier n’existe plus. C’est le terme à la mode pour dire qu’un secteur est perturbé par des nouvelles plates-formes. Prenez la mort des encyclopédies, par exemple. On n’en vend plus, aujourd’hui.
Il y a plusieurs secteurs qui ont déjà été touchés par ces systèmes de mise en relation qui permettent à des particuliers de s’échanger des choses, de devenir contributeurs. Le secteur de la mobilité est très concerné, d’Uber à Blablacar ou encore Drivy, il se passe plein de choses, tout comme pour l’hôtellerie. Il faut voir comment ces secteurs s’adaptent. A l’instar d’UberPop, va-t-on juste interdire ces nouvelles plates-formes ?
Pourquoi Airbnb est arrivé à s’implanter et pas UberPop ?
Je pense qu’UberPop remet beaucoup plus fondamentalement en cause un système traditionnel, celui des taxis, qui est régulé. Et pour de bonnes raisons ! Il faut voir ce qu’étaient les taxis dans les années 1920-1930 en France : avec l’arrivée des immigrés russes blancs, il y avait une vraie guerre. Ils étaient tellement nombreux que c’était difficile de faire de l’argent, et les gens étaient misérables.
UberPop a remis beaucoup plus fondamentalement en cause les taxis qu’Airbnb les hôtels. En France, il y a déjà les chambres d’hôtes, on autorise les particuliers à accueillir des gens chez eux. S’ils en font une grosse activité, ils sont censés le déclarer, mais on les tolère quand c’est pour se faire un petit complément de revenus. On s’est aussi rendu compte qu’Airbnb était bon pour le tourisme.
Tous ces modèles fonctionnent en faisant appel à des travailleurs à la demande.
Pour comprendre le travail à la demande, il faut se demander à quel point le travailleur est intégré au modèle social que l’entreprise a construit. A-t-il un statut d’auto-entrepreneur ? L’entreprise respecte-t-elle les droits sociaux, de santé, de retraite, de cotisations sociales ?
Si les plates-formes respectent ces règles, je ne vois pas pourquoi on les interdirait. Uber ne les respectait pas avec UberPop, par exemple, car cela facilitait le travail au noir. Un rapport a été remis au secrétariat d’Etat chargé du Numérique. En général, les politiques se mettent à se saisir d’un sujet, à légiférer, à régler le problème, le jour où il y a une crise…
Dans quelle mesure le soutien du public peut-il jouer ?
UberPop a été défendu par son public, mais il y a aussi des limites. Récemment, en Australie, il y a eu une prise d’otages dans un quartier d’affaires et les gens ont dû quitter la zone en catastrophe. Il y en a qui ont pris des Uber et des UberPop, et vu que le prix de la course est libre, car c’est un marché, les prix ont explosé. Ça a choqué les gens. Normalement, un taxi ne peut pas faire ça. Uber a réagi tout de suite en remboursant les usagers, mais ils ne peuvent pas réguler ou empêcher qu’il y ait des prix hallucinants.
Allons-nous vers un modèle où chacun devient son propre patron ?
Il faut faire la distinction entre les gens qui sont leurs propres entrepreneurs, et les gens qui continuent leurs activités professionnelles normales et qui font ça à côté. Par exemple, quand on utilise Blablacar, c’est du partage de frais, et ce n’est pas soumis à l’impôt. Après, quand ça devient une grosse partie de vos revenus annuels, voire une partie du temps passé à travailler, ça pousse à réinventer le statut de salarié et d’autoentrepreneur, car c’est encore très compliqué de le devenir.
Au-delà de l’économie collaborative, va-t-on vers une société collaborative?
Il faudrait essayer de ne pas parler que d’UberPop, Airbnb et regarder aussi les gens qui font ça gratuitement. Le concurrent d’Airbnb pour eux, c’est le couch surfing, où on voit bien qu’il y a une intention différente : accueillir les gens chez soi, leur faire découvrir la ville, etc. Et c’est là que le terme de collaboratif, l’idée de partage, commence à prendre du sens.
Il y a aussi le pendant au Bon Coin où on vend des choses, comme recupe.net ou donnons.org où on donne des objets. Ce sont des plates-formes de découverte, de relation entre les individus, de questions environnementales. Elles créent du lien social. Dans l’économie collaborative dont on parle aujourd’hui, on a aussi bien du capitalisme 2.0 que de l’économie sociale et solidaire 2.0, et même de l’associatif 2.0.
Si on rêve d’une société collaborative, comment évite-t-on la prolifération de ces plates-formes qui risquent de cannibaliser les nouvelles propositions ?
La question du monopole est un vrai risque. Notamment à cause de l’effet de réseau : à partir du moment où tout le monde est connecté sur Airbnb, ce serait idiot d’aller mettre votre appartement en location sur un autre site, où il n’y a personne. Il y a une prime aux pionniers, à ceux qui ont su les premiers se faire connaître. Je dirais tout de même qu’il y a plus souvent des oligopoles que des monopoles. De plus, tout ça se régule.
Ces modèles sont intrinsèquement liés à l’économie capitaliste. Si tout le monde se prête des perceuses, on en produira moins. Cette industrie perdra de l’argent, il y aura plus de chômage…
Evidemment, à un moment il faut qu’il y ait des gens qui fabriquent des perceuses. Mais même si on divise par trois notre consommation, il y aura toujours des gens qui en produiront. Et peut-être même que si on sait qu’on va les échanger, on achètera des perceuses de meilleure qualité, plus robuste, plus chères…
L’industrie n’est pas forcément en train de perdre de l’argent. Mais elle est en train de se transformer, ça c’est sûr. Il y a potentiellement des industries qui vont disparaître, d’autres qui vont évoluer en mettant plus de valeur dans le bien. Se demander si l’économie sociale et solidaire n’a pas besoin du capitalisme 2.0 est une vraie question. J’ai l’impression que cette bataille entre capitalisme 2.0 et économie solidaire 2.0 est le reflet de notre société. On a un outil qui est numérique, de mise en relation entre particuliers. Va-t-on choisir de passer par des échanges marchands ou des systèmes coopératifs ? Ça dépend un peu de nous.
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