Avec ses 40 millions d’utilisateurs, Airbnb a révolutionné l’économie du voyage en développant le business de la location brève. Entre autres effets pervers, le site engendre une déstabilisation du marché de l’immobilier. Enquête.
Il y a les expériences qui font rêver comme celle de Marie-Eve dans les Pouilles où elle raconte que son incroyable hôte italienne lui avait préparé des spécialités locales et joyeusement soûlée avant de lui montrer les vestiges du XVIe siècle découverts sous la maison.
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Il y a les expériences exotiques comme celle de Romain à Liverpool dans un boui-boui d’artistes non chauffé, par -5°C, et aux murs recouverts de peintures porno avec un chien mouillé en bonus, ou celle de Kim à New York, qui a vu défiler dans le salon de son hôte photographe tout le gratin du gangsta rap local.
Avec Airbnb, il y a aussi les expériences merdiques, comme celle de Yann, 28 ans, qui pensait enterrer la vie de garçon de son meilleur pote dans un grand appartement et s’est retrouvé à l’Ibis du coin quand le proprio a flairé le mauvais plan en voyant débarquer cinq gars déjà alcoolisés.
Une micromultinationale qui concurrence les grands groupes hôteliers
Airbnb, c’est un plan à trois entre un locataire aventurier, un hôte businessman et un intermédiaire – Airbnb donc – à la fois psy, shérif, banque et préleveur de dîme. Une sorte d’Etat dans l’Etat. Airbnb, c’est l’histoire assez dingue d’une micromultinationale qui concurrence les plus grands groupes hôteliers traditionnels et ambitionne de rejoindre le club très fermé des Gafat (Google, Amazon, Facebook, Apple, Twitter).
Sa puissance ? Son algorithme, sa simplicité d’utilisation et sa communauté mondiale d’utilisateurs. Boostée par le low cost, Airbnb s’est imposée en sept ans comme le nouveau leader du tourisme mondialisé. Son idée de génie : faire de tout un chacun un potentiel mini-entrepreneur de la location à court terme. Pour le meilleur et parfois pour le pire.
Raphaël s’en met d’abord plein les poches…
Quand Raphaël (le prénom a été modifié) dégote sa super location à Paris dans le Marais (IIIe) en 2001, il est loin de se douter qu’il emménage dans une future machine à cash. A 750 euros par mois le 35 mètres carrés, c’est une affaire inespérée dans cet arrondissement où les prix moyens pour ce type de surface dépassent 1000 euros.
En 2007, son appartement est racheté par un bailleur social et son loyer passe à 300 euros. Quatre ans plus tard, Raphaël perd ses indemnisations d’intermittent. Il s’endette pour payer son loyer. Un ami lui parle alors d’un nouveau moyen super simple et efficace de gagner de l’argent : Airbnb, un service de location d’appartement entre particuliers.
Raphaël est d’abord réticent, mais il est aux abois. Il loue une première fois, sans en faire part à son propriétaire. Tout se passe bien. Il recommence. Il fixe la nuit entre 60 et 90 euros selon les périodes. Raphaël rembourse quelques dettes et retrouve un semblant de vie sociale.
Un an plus tard, malgré son retour à l’emploi, il ne cesse pas ses locations. Au contraire. Raphaël enchaîne les week-ends, loue l’été, puis des semaines entières. Dormir chez son nouveau mec le sort du vagabondage et rend les choses encore plus simples.
La fête géante pour ses 30 ans lui coûte 5000 euros ? Pas grave, l’argent coule à flot. Entre 2012 et 2014, Raphaël empochera environ 8000 euros, sans payer un centime d’impôts. Airbnb prélève entre 6 % et 12 % aux locataires selon la durée et une commission de 3 % à l’hébergeur. En tout, sur les transactions de Raphaël, environ 1000 euros. Raphaël l’admet :
“Initialement, l’argent rentrait pour éponger mes dettes, sauf que je le claquais pour renouveler mon rythme de vie cool, je me suis laissé enivrer.”
…puis la machine à cash s’enraye
Raphaël enchaîne les locations catastrophes avec un Brésilien “très sale”, une Polonaise qui laisse les clefs à l’intérieur en y oubliant sa prothèse dentaire, un touriste qui signale au centre d’appels d’Airbnb, joignable 24 heures sur 24 à Dublin, l’insalubrité de son appartement.
“Des mensonges”, peste Raphaël. Une fois entré dans l’appartement, le locataire a 24 heures pour faire une demande de remboursement. Raphaël ne réagit pas à temps : “J’étais à un concert de Johnny !, s’emporte-t-il. Ce locataire malveillant a donc pu profiter de mon appart gratuitement.” Cerise sur le gâteau, en rentrant chez lui, il découvrira une crotte sur le sol de sa salle de bains. “J’ai été pris d’un fou rire, puis j’ai fondu en larmes.”
Cette mésaventure scatologique aurait dû lui mettre la puce à l’oreille : plus on joue, plus la banqueroute est proche. Les joueurs de poker le savent bien. Mais, emporté par l’appât du gain, Raphaël fait une erreur : être un gros fêtard. Sa voisine l’a dans le nez et le balance. Le nouveau propriétaire attaque Raphaël.
Accusé de terroriser son voisinage et de s’enrichir avec Airbnb, il écope en 2015 d’une expulsion immédiate et d’une amende de 2000 euros. “Airbnb m’a aidé pour le dossier et s’est déclaré désolé, mais je me suis retrouvé à la rue avec 10000 euros de dettes”, raconte-t-il. Après une longue recherche cauchemardesque, il loue aujourd’hui un 20 mètres carrés deux fois plus cher dans le XXe arrondissement.
Airbnb n’était en aucun cas tenue de le soutenir. En effet, depuis mars 2014, la loi Alur oblige la plate-forme à faire signer une déclaration sur l’honneur à ses utilisateurs, qu’elle présente dans une fenêtre pop-up sous forme de conditions d’utilisation à accepter. Aussi, si l’un d’eux ment et affirme avoir l’autorisation de son propriétaire pour sous-louer son appartement, lui seul pourra en être tenu responsable devant la justice.
Airbnb ferme les yeux
Combien sont-ils comme Raphaël, sans aller forcément aussi loin que lui, à contourner cette règle ? Difficile à dire. Airbnb ferme les yeux. Sous les pressions des pouvoirs publics, l’entreprise communique essentiellement sur les particuliers fraudeurs qui créent des hôtels clandestins. “Sur Paris, plus de 80% de nos hôtes louent leur résidence principale et 90% n’ont qu’une seule annonce, on a fait un sondage, précise Nicolas Ferrary, le directeur France d’Airbnb.
« L’écrasante majorité de nos utilisateurs louent un logement de façon occasionnelle.”
Avenant, ce trentenaire diplômé de HEC, embauché en 2013, nous accueille dans les locaux parisiens d’Airbnb, au cinquième étage d’un immeuble très chic du IXe arrondissement. Après les Etats-Unis, la France est son second marché.
La porte s’ouvre sur un grand appartement à se damner. “On n’a pas de salle de réunions, on utilise un salon, comme dans un véritable logement !” On entre donc directement dans l’immense open-space où une petite dizaine d’employés tapotent sur des Mac. Nicolas Ferrary n’a pas de bureau, il désigne la place où il s’est installé ce matin avec son portable.
En tout, vingt-cinq personnes gèrent ici “le marketing et la communication”. Près de l’entrée, leurs portraits Polaroid très souriants sont punaisés sur l’arbre généalogique maison d’une des firmes les plus en vogue du moment. La success story Airbnb a été fulgurante. Aujourd’hui, l’entreprise est valorisée à 24 milliards de dollars, juste derrière le groupe Hilton, et vient de lever 1,5 milliard de dollars.
Prochaines étapes ambitieuses ? Dégager 5 milliards de bénéfice dans cinq ans et pacifier ses relations avec les grandes municipalités inquiètes des effets négatifs de “l’Airbnbisation” des villes.
Les grandes capitales tapent du poing sur la table
A Berlin, dans les quartiers touristiques tels que Kreuzberg ou Neukölln, le phénomène Airbnb atteint des proportions dramatiques, comme le montre une série de cartes façon Google Maps réalisées en décembre 2014 par la graphiste berlinoise Alice Bodnar, qui confronte l’armada d’offres de location disponibles sur Airbnb et les rares annonces d’un portail de recherche de logements. Sa carte du Kreuzberg pointe 102 propositions de locations Airbnb pour 1 logement longue durée classique !
Les grandes capitales ont commencé à taper du poing sur la table. En France, Airbnb prélève depuis peu la taxe de séjour et incite ses utilisateurs à déclarer leurs revenus au fisc. La Mairie de Paris a lancé au printemps une opération contre les gros fraudeurs. Ian Brossat, l’adjoint (PCF) au logement précise :
“On vise les multipropriétaires dont cette activité à part entière et non déclarée fait perdre de la surface d’habitation et nourrit la spéculation immobilière. On ne vise pas ceux qui arrondissent leurs fins de mois en louant quand ils partent en week-end”.
Jean-François est de ceux-là : “Airbnb nous a sauvé la vie, c’est une idée lumineuse, moderne”. Ce journaliste pigiste de 48 ans loue son appart bureau 120 euros la nuit pour rembourser prêt et frais immobiliers. “C’est un tiers de mes revenus, soit une vraie activité qui s’est ajoutée à la mienne. Quand tu es indépendant, dans les moments durs, il y a des trous d’air. Sans Airbnb on n’aurait pas pu garder notre appart.”
Jean-François est un hôte modèle, il “cleane” tout lui-même, prépare une déco chaleureuse, laisse ses disques, ses bouquins et un vieux Mac avec abonnement Spotify. “J’aime le côté convivial d’Airbnb, il y a de vraies rencontres, des gens reconnaissants me souhaitent la bonne année.” Il a décidé de déclarer, par prudence.
Mais qui profite vraiment d’Airbnb ?
Toute la communication d’Airbnb insiste sur l’aspect positif du “complément de revenus”. Mais qui en profite le plus ? Propriétaires ou locataires ? Et parmi ces derniers, combien préviennent réellement leurs propriétaires ? Airbnb ne le dit pas.
Cette question n’est une priorité ni pour l’entreprise – qui n’a pas intérêt à voir se réduire son parc locatif –, ni pour la France qui veut attirer plus de touristes, ni pour les locataires qui s’arrangent avec les règles en acceptant les risques. Chacun y trouve son compte.
“Il ne faut pas dire trop de mal d’Airbnb, au fond c’est assez génial”, estime Coralie (le prénom a été modifié), 28 ans. Cette Parisienne utilise le site pour voyager, mais louait parfois son appart dans le XVIIe arrondissement pour se faire “trois sous en plus” sans en faire part à son proprio. “C’est vraiment de l’argent facile”, explique cette freelance aux revenus irréguliers.
Déclare-t-elle ? “Ah non, malheur ! Je ne vois pas l’intérêt si on touche des clopinettes derrière !”. Un jour, elle retrouve son appart “pourri, dégueulasse, collant d’alcool avec des dizaines de chewing-gums mâchés sur le sol, des épluchures de fruits et la commode seventies désignée par mon grand père brulée”, raconte-t-elle.
“Le pire, c’était les capotes usagées et le gode ceinture dans le placard. Le plus bizarre, c’est qu’elles avaient fait la vaisselle.”
Coralie prend des photos. Airbnb répond des “mails type, très diplomatiques, très avenants”. Mais l’après-orgie a été délicate à négocier : “J’ai dû mentir aux voisins. Au final, je pense que les proprios s’en sont rendu compte, mais n’ont rien dit.”
Les loyers pèsent toujours plus dans le budget des ménages
Les loyers exorbitants pèsent aujourd’hui très lourd dans le budget des ménages : de l’ordre de 20 à 30% en moyenne sur toute la France. Mais montent parfois jusqu’à 50% dans certaines villes ou quartiers. En transformant cette charge en revenus, Airbnb permet d’amortir en partie l’insécurité liée à la flexibilisation du monde du travail.
On peut comprendre qu’un locataire qui débourse 1000 euros par mois pour un 30 mètres carrés alors qu’il gagne un peu plus du double veuille récupérer un peu de sa mise lors des week-ends. Martina, intermittente et vivant à Paris, n’aurait pu garder son appart de 900 euros par mois sans Airbnb.
Patrick (le prénom a été modifié), avec 2500 euros de salaire et 1000 de loyer, n’aurait pas pu aider son père en grande difficulté financière. “A chaque fois qu’un nouveau locataire arrive, je tremble de me faire capter par la voisine, raconte-t-il. Je mens aux locataires en disant qu’il y a des bébés au-dessus et en-dessous pour les inciter au silence. Il ajoute :
“Je sais que je prends le risque de perdre mon appartement, mais je n’ai pas le choix.”
Mais est-ce vraiment à ces utilisateurs étranglés financièrement qu’Airbnb profite réellement ? Avec cette soupape de sécurité, on est loin d’un système de redistribution du capital. Au contraire. “Il faut voir qui, aujourd’hui, loue son appartement sur Airbnb. Je ne suis pas convaincu que ce soient des gens en grande précarité”, estime Damien Demailly (lire entretien). “Pour être caricatural, si vous voulez que votre appartement intéresse quelqu’un, il faut une super villa à la campagne ou habiter une grande ville touristique. Cela ne concerne pas les plus pauvres.”
Airbnb dépense des millions pour vanter son business model
Et peut-être même pas les classes moyennes. Dans les grandes villes côtières des States où le prix du logement crève les plafonds, comme New York et San Francisco, Airbnb concentre le plus de succès – et de critiques. La start-up dépense des millions en relations publiques pour montrer que son business model est bénéfique pour la classe moyenne.
Selon une campagne d’affichage de 2014, Airbnb aide les petits propriétaires new-yorkais à arrondir leurs fins de mois. Ce n’est pas toujours la réalité : les stats de Airbnb indiquent que presque la moitié (43%) des foyers de Boston qui sous-louent appartiennent au cinquième le plus riche de la population, avec des revenus dépassant les 8300 dollars par mois (7500 euros).
A New York, des résidents se plaignent d’être virés par leurs propriétaires qui voient dans Airbnb une manière lucrative de saucissonner les locations. Selon le procureur général, 70% des listings sont des hôtels déguisés qui ne paient pas de taxes. Deux conséquences : perte d’argent pour la ville, augmentation des loyers par raréfaction de l’offre.
La municipalité de New York a Airbnb dans le collimateur
Alors que Bill de Blasio s’est en partie fait élire maire de New York pour son audacieux plan de constructions de HLM, il semble clair que la municipalité a la compagnie dans le viseur. Les plaintes de particuliers ont explosé : la ville en enregistre 1 150 en 2014, contre 712 en 2013. La mairie dit vouloir s’attaquer aux propriétaires auxquels sont adressées le plus grand nombre de plaintes, parfois des opérateurs commerciaux et pas la jeune grand-mère de Brooklyn affichée sur les murs du métro.
Le lobby des hôtels a aussi lancé sa contre-campagne, “Sauvez les riches”. Diffusée depuis le 13 juillet, cette parodie d’un spot télé au profit de l’Unicef dans lequel on pouvait voir l’actrice Alyssa Milano (Charmed, Melrose Place…) lance un étrange appel aux dons : “Une modique contribution de quelques centaines de dollars par nuit aidera les propriétaires à virer les locataires et transformer leurs appartements en hôtels illégaux, si lucratifs.”
Cette pub “révèle le sale petit secret d’Airbnb au grand jour : enrichir les magnats de l’immobilier et limiter les opportunités pour les autres”, dit aux médias Linda Rosenthal, élue démocrate et membre de ce lobby hôtelier.
“Airbnb a un impact sur l’embourgeoisement de Paris”
Quant à la Mairie de Paris, elle fait mine de s’attaquer aux fraudeurs. Mais comme le révèle un article de Libération du 7 juillet, un autre passager clandestin profite de l’image et du réseau Airbnb : les agences immobilières qui gèrent plusieurs annonces à la fois. Par leurs commissions, elles participent à faire gonfler les prix.
Pour Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre : “Si louer devient un business, la rentabilité du logement augmente significativement. L’acheteur pourrait se dire : ‘J’achète le bien même cher car il va me rapporter beaucoup. La hausse du prix de l’immobilier va ainsi augmenter le prix des loyers.”
Lydie Launay, sociologue spécialiste de la gentrification, confirme : “Airbnb a un impact sur l’embourgeoisement de Paris, c’est-à-dire sur l’élévation des prix. Dans les beaux quartiers, les petits logements y sont loués de façon durable, parfois même ceux d’immeubles sociaux. Ce n’est plus l’étudiant mais le touriste qui en profite. L’embourgeoisement de Paris crée de la gentrification par ricochet : les classes moyennes se déportent sur les quartiers populaires.”
Une économie pseudocollaborative
Voilà tout le paradoxe d’Airbnb : tous ses utilisateurs s’accordent pour trouver le site génial. Mais qui s’enrichit vraiment ? Les propriétaires et Airbnb surtout. En novembre, ses trois fondateurs se rendront à Paris pour rencontrer 6000 hôtes de la “grande communauté des utilisateurs”. Ils viendront du monde entier pour participer à une sorte de séminaire d’entreprise version économie pseudocollaborative où il sera question de brainstormer sur “l’hospitalité selon Airbnb”.
On n’y trouvera ni Coralie, ni Jean-François, ni Patrick, ni aucun autre. Quant à Raphaël, il a toujours un compte pour voyager et pourrait remettre une annonce avec son nouvel appartement. “C’est bien évidemment hors de question tant que je suis locataire. A voir si, un jour, j’accède à la propriété.” En remboursant son prêt grâce à Airbnb ?
Avec Cerise Sudry, Annabelle Georgen (Berlin) et
Maxime Robin (New York)
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