Le tribunal de commerce de Paris a pris la décision ce 23 juillet de placer « Têtu » en liquidation judiciaire. En cause, un monde économique qui serait réfractaire à la thématique LGBT. Prochainement, la marque sera mise en vente aux enchères et laisse présager que, si le titre meurt, son combat est loin d’être terminé.
« Je pense qu’il leur a manqué du temps », déplore Jérôme Beaugé, président de l’inter-LGBT. Malgré les coupes drastiques de son actionnaire, Jean-Jacques Augier, pour rendre le magazine financièrement viable, Têtu n’a pas tenu. Racheté en 2013 pour 1€ symbolique à Pierre Bergé, le titre était passé de 2,3 millions d’euros de déficit à près d’un demi-million prévus pour cette année. Mais cela n’a pas suffi.
Le 1er juin, Jean-Jacques Augier, manquant de moyen, demande le placement en redressement judiciaire de CPPD, la société éditrice du magazine. Très vite les messages de soutien affluent. Apprécié ou non, Têtu a marqué les esprits et le paysage médiatique français. Personne n’envisage sa disparition.
Malheureusement, à peine deux mois plus tard, la quête de repreneurs n’a rien donné. Aucune offre suffisamment sérieuse n’a été proposée, le tribunal de commerce de Paris n’a pas eu d’autre choix que de prononcer la liquidation. Le jeudi 23 juillet 2015, la décision est tombée, Têtu meurt prématurément, à tout juste 20 ans.
Besoin d’un « Tim Cook à la française »
« Ce serait mentir que de dire qu’on ne s’y attendait pas, confie Yannick Barbe, directeur de la rédaction. On savait, malgré tous nos efforts et ceux de Jean-Jacques Augier pour convaincre des investisseurs, qu’aucun repreneur sérieux ne s’était présenté ».
Ces derniers jours ont été difficiles pour la rédaction, car si les soutiens populaires étaient nombreux, les publicitaires se sont fait bien plus discrets. « Alors qu’on avait déjà shootée la couverture et entamé des dossiers, le numéro de septembre ne pouvait pas sortir, parce que les annonceurs nous avaient tous abandonnés », raconte Yannick Barbe.
Déplorant la pression des annonceurs sur les titres indépendants, Jean-Jacques Augier avait pour ambition de joindre Têtu à un grand groupe de presse pour lui donner plus de poids. Si les publicitaires, comme les repreneurs potentiels, ont tourné le dos au magazine, Yannick Barbe comme Jérôme Beaugé pensent que le monde économique y est pour quelque chose. Car Têtu n’est pas le seul média communautaire à fermer boutique. Les titres Lesbia Magazine et La Deuxième Muse ont aussi mis la clef sous la porte, et le site Yagg traverse des difficultés financières.
“Depuis 20 ans, la société française a beaucoup évolué sur le sujet [LGBT], mais le pouvoir économique n’a pas suivi la marche. Aujourd’hui encore, il est difficile d’aborder ce sujet clivant avec des gens du monde économique. Tant qu’on n’aura pas un Tim Cook à la française, une figure du patronat qui soit gay, ça ne changera pas”, estime Yannick Barbe.
En octobre 2014, le PDG d’Apple, Tim Cook avait annoncé son coming out, clamant « Je suis fier d’être gay » dans le colonnes de Business Week.
Pour Jérôme Beaugé, « les entreprises [française] s’impliquent beaucoup moins sur la thématique LGBT en externe, à la différence des États-Unis par exemple ». Le président de l’inter-LGBT estime que la rudesse du débat politique est à l’origine de cette situation :
« Pourquoi le sujet LGBT est si peu sexy ? Je pense qu’il faut voir comment est traitée la thématique en général. Au lieu de la présenter comme une évolution de la société, on en fait un sujet de conflit, un sujet clivant. »
Un constat qui expliquerait « en partie » la situation de Têtu, selon lui.
« Têtu divise au sein même de ses lecteurs »
Récemment, le Huffington Post a cherché à comprendre cette défiance des publicitaires envers la presse communautaire. D’autant plus que la communauté LGBT « est une cible intéressante pour de nombreux annonceurs », selon Eric Maillard, directeur de la société de communication Ogilvy PR.
Pour le spécialiste de l’histoire des médias Patrick Eveno, les difficultés des média LGBT viennent de leur positionnement sur le marché :
« Ce sont de petits médias de niche avec peu d’abonnés. Soit ils se développent en dehors de la communauté homosexuelle, soit ils y restent, auquel cas cela n’intéresse plus grand monde. »
Avec un lectorat restreint, mieux vaut ne pas créer la division si on veut survire. Or Eric Maillard, qui suivait la situation de Têtu de près, « se demande si ce n’est pas le fait que le magazine divise au sein même de ses lecteurs qui fait fuir les annonceurs », écrit le Huffington Post.
Un avis partagé par le cofondateur de Têtu, Didier Lestrade. Dans une interview à Libération, publiée le jour de la liquidation judiciaire du magazine, le journaliste s’en est pris violemment à la gestion du titre : « Le gros problème de Têtu, c’est qu’il est détesté par tout le monde, comme le journal de style de vie et de crèmes solaires. »
L’arrivée de Jean-Jacques Augier en 2013 a bouleversé l’édition du magazine. Patrick Thévenin, alors membre de la rédaction à l’époque, était en désaccord avec les projets du nouveau propriétaire et de l’équipe qui l’accompagnait. Il a donc décidé de quitter le navire. « Ils ont trahi l’esprit de Têtu, ils en ont fait une formule low coast destinée aux annonceurs, résultat, c’est un échec », lâche le journaliste.
Pour sa part, en plus des annonceurs, Jean-Jacques Augier attribue la chute du journal à cause d’un « lectorat gay largement démobilisé », après la loi sur le mariage pour tous.
« C’est une erreur largement répandue parmi les gays de penser que l’indifférence à notre différence est définitivement acquise, qu’une page peut être tournée et qu’être ou ne pas être gay n’est plus, sur la place publique, pertinent », écrit l’actionnaire de Têtu.
Brice Fogliami, à l’origine du projet de rachat par les lecteurs « Rachetons Têtu », ne partage pas cette analyse. « Je pense qu’il y avait un problème de stratégie éditoriale », estime-t-il. « Le titre vise un lectorat à très hauts revenus, c’était logique il y a 20 ans, où il fallait être artiste pour être gay. Aujourd’hui c’est différent, on s’assume plus ». Patrick Thévenin considère que Têtu a « manqué le coche ». « Ils ne se sont pas posés la question de savoir : Qu’est-ce qu’un magazine LGBT aujourd’hui ? »
« Rachetons Têtu » ambitionne toujours de racheter Têtu
Si le magazine, tel qu’on le connaissait, va définitivement disparaître, Têtu n’est peut-être pas complètement mort. La marque sera prochainement vendue aux enchères et un participant est déjà annoncé : « Rachetons Têtu ».
Le projet, lancé par Brice Fogliami, consistait en une pétition en ligne en vue de programmer une campagne de Crowdfunding. L’objectif était de rassembler les lecteurs en groupe de petits investisseurs qui, épaulés par des partenaires financiers plus conséquents, auraient racheté le titre et permis de lui garantir son indépendance.
Malgré beaucoup d’enthousiasme et d’efforts, la pétition avait récolté à peine 900 signatures sur les 9 000 attendues. « C’est dommage, je trouve qu’il y a eu un manque de mobilisation autant autour de mon action que de celle de Jean-Jacques Augier », regrette Brice Fogliami. Mais le lecteur entend bien mener « l’aventure jusqu’au bout ».
L’instigateur de « Rachetons Têtu » n’a pas perdu son temps. Entré en contact avec un magazine indépendant et épaulé par un partenaire financier, Brice Fogliami entend bien proposer une offre lors de la vente aux enchères, mais pas sans la participation des autres lecteurs. « À la place de la pétition, un site sera bientôt mis en place, récoltant les intentions d’investissement », indique-t-il.
« Le titre devrait survivre sous une forme ou sous une autre »
Brice Fogliami n’est pas le seul à croire en la survie du titre. Journalistes, lecteurs, représentants de la communauté LGBT, tous n’envisagent pas l’avenir sans un magazine communautaire de l’envergure de Têtu.
« Têtu réapparaîtra d’une façon ou d’une autre », Jérôme Beaugé en est convaincu. « On a entendu dire que des repreneurs attendaient la liquidation du magazine pour pouvoir le remodeler comme ils le voudraient. Je suis sûr qu’on va voir arriver quelque chose de nouveau prochainement ».
Pour Sylvain Zimmermann, rédacteur-en-chef adjoint, « Têtu disparaît, mais l’idée de Têtu, ses messages, son combat, sont toujours présents et restent importants ». Sa grande crainte était de voir le titre mourir « en catimini, dans l’indifférence générale ». Mais les soutiens qui se sont exprimés, à l’annonce du redressement judiciaire, et aujourd’hui à la liquidation, lui donnent bonne espoir. « Je pense que le titre devrait survivre sous une forme ou sous une autre, on verra après les enchères. Ce que représente Têtu doit continuer », insiste-t-il.
Le futur héritier de Têtu pourrait bien être 2.0. Beaucoup, notamment Didier Lestrade, ont reproché au titre d’avoir raté le tournant numérique, ou du moins de ne pas l’avoir exploité suffisamment, malgré le potentiel du magazine.
Qu’importe le nouveau visage que prendra Têtu, Sylvain Zimmermann espère surtout que le titre ne tombera pas « entre de mauvaises mains » :
« Il faut que l’esprit de Têtu demeure, que ce qui sera proposé soit à la hauteur de ce qu’était le titre. J’espère que ce ne sera pas le rachat d’une coquille vide servant des personnes qui veulent juste faire de l’argent.”