Sept ans de Mahler. Rassemblée pour la première fois en un seul coffret, l’intégrale de l’oeuvre de Gustav Mahler sous la direction exceptionnelle de Leonard Bernstein est une somme qui n’est pas près d’être égalée. Un grelot qu’on agite au visage d’un enfant dans son berceau, des clarines qui résonnent dans la vallée à la […]
Sept ans de Mahler. Rassemblée pour la première fois en un seul coffret, l’intégrale de l’oeuvre de Gustav Mahler sous la direction exceptionnelle de Leonard Bernstein est une somme qui n’est pas près d’être égalée.
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Un grelot qu’on agite au visage d’un enfant dans son berceau, des clarines qui résonnent dans la vallée à la tombée du soir au moment où les bêtes regagnent le village, le bruit d’un ruisseau dans les Dolomites, l’insistant appel du coucou, un groupe d’enfants qui entonne un choral luthérien, une fanfare qui mène la danse à l’ombre des arbres, un appel de trompes de chasse à l’orée de la forêt, une marche militaire dont le rythme dérape, une trompette qui sonne le glas, un violoneux qui parcourt la campagne, la mélodie Frère Jacques fredonnée par un passant, une troupe de musiciens tziganes sur sa carriole… Le compositeur Gustav Mahler (1860-1911) voulait faire entrer la terre entière dans ses symphonies et dessiner une fresque autobiographique, à l’image des paroles du Zarathoustra de Nietzsche, citées dans le quatrième mouvement de sa Symphonie n° 3 : « Si profonde, profonde soit la douleur du monde, l’extase est plus profonde encore que le chagrin ! La douleur s’écrie : passe ton chemin ! Mais toute extase aspire à l’éternité ! A la profonde, profonde éternité ! »
Incomprise et méprisée durant la première moitié du xxème siècle, son oeuvre est aujourd’hui, avec ses fondements philosophiques, un formidable hymne nietzschéen à la nature, appréciée de tous et dirigée par les plus grands chefs d’orchestre. Il y a encore quarante ans, on considérait cette musique comme triviale, rétrograde et boursouflée de longueurs interminables. On n’y voyait qu’un ensemble disparate de réminiscences de toutes sortes mâtiné de sentimentalisme, un couturage de citations mêlé d’airs bohémiens, de danses folkloriques et de valses autrichiennes. Philosophe et musicologue dans le sillage de Hegel, Theodor W. Adorno a montré qu’au contraire, chez Mahler, les ruptures de tons, les contrastes violents, le conflit antinomique des sentiments et la dimension panthéiste de sa musique forment un tout kaléidoscopique et créent un style hétérogène profondément original : « Une musique critique, qui rompt avec une tradition dont elle garde la nostalgie », d’après Adorno.
Cette renaissance n’aurait pu avoir lieu sans l’aide de chefs d’orchestre prestigieux. L’un d’eux, l’Américain Leonard Bernstein, a joué et enregistré (à deux reprises) l’ensemble des symphonies et des mélodies orchestrales du compositeur autrichien, avec une exceptionnelle probité. Un demi-siècle après la disparition de Mahler, Bernstein en offre une interprétation rare, grâce à d’indéniables affinités avec cet artiste, comme lui compositeur, chef d’orchestre et d’origine juive. « Mahler le dramaturge est au moins aussi impressionnant dans ses propres compositions qu’interprète des autres », explique Leonard Bernstein dans un film dont il est l’auteur, The Little drummer boy, réalisé en 1985 par Horant H. Hohlfeld et Harry Kraut. « Chacune de ses symphonies se comporte comme un opéra. Je ne connais aucun autre compositeur qui sache si bien commencer un mouvement (on voit pratiquement le rideau se lever), ou le terminer, ou accumuler des chocs, ou brosser un contraste, ou amener un point culminant, ou faire un sous-entendu, ou encore exploiter avec tant d’intelligence et d’efficacité les possibilités dramatiques qu’offre l’ambiguïté. »
Et Bernstein de suggérer que ce talent dramatique a peut-être quelque chose à voir avec la judéité du compositeur qui, à son époque, recouvre bien des aspects, entre la tradition, la foi, « une vision du monde conditionnée par l’expérience collective de millénaires de ghetto » et une foule de règles et de contraintes qui touchent à la vie quotidienne. Si, en 1867, Mahler avait alors 7 ans, certaines libertés civiques furent accordées aux sujets juifs de l’Empire austro-hongrois, « l’antisémitisme, comme toute discrimination raciale, ne pouvait être aboli par simple décret ». Dans la Vienne des années 1890, être juif demeurait un handicap, surtout lorsqu’il s’agissait d’accéder à des fonctions officielles, comme celle de directeur d’Opéra. Ce n’est qu’au prix d’une conversion au catholicisme que le compositeur put accéder à cette charge…
Haï par la critique pour ses nombreuses biographies iconoclastes d’artistes, le réalisateur anglais Ken Russell a bien montré le sens de cette conversion dans son film Ken Russell’s Mahler (1974), suggérant une « rencontre » entre Mahler et Cosima Wagner dans le style résolument métaphorique, baroque et flamboyant qu’on lui connaît : Mahler gravit une montagne, une gigantesque étoile de David à la main. Il accède au Walhalla du Ring de Richard Wagner, dominé par Cosima, plantureuse Brünnhilde en bas résille noirs et casque à pointe orné de la croix gammée dans la réalité, une antisémite notoire. Un fouet à la main, elle fait sauter Mahler dans des cercles de feu, qui déchire à chaque fois l’icône de la croix catholique. Au final, transformé en Seigfried, il tue Fafner en dragon à tête de cochon et chante victorieusement sur l’air de La Chevauchée des Walkyries, en duo avec Cosima : « Tu seras un des nôtres, tu seras un goy-apôtre, tu seras le roi du solfège… Je te protège ! De l’Opéra tu seras dictateur. Le passeport pour le paradis, vous me l’avez promis. Grâce à vous, je suis chrétien ! »
Cette vision cinématographique n’est pas si éloignée de l’approche par Bernstein de Mahler, tout aussi intuitive, mais peut-être plus rigoureuse dans sa volonté de chercher la vérité du compositeur dans les sources cachées de la musique. « N’y aurait-il pas là une indication voire plus , s’exclame Bernstein, du crime innommé (et innommable) de Mahler ? La honte, le mensonge, la dissimulation. N’est-ce pas les germes de la criminalité, surtout lorsqu’ils gisent enfouis dans l’humus de l’inconscient, comme c’est le cas chez Mahler. »
Les échos de la diaspora et la mort obsèdent Mahler, qui réutilise plusieurs fois la mélodie Le Petit Tambour (composée pour le recueil Das Knaben Wunderhorn), où les vers évoquent un Petit Tambour conduit au gibet pour expier un crime qui n’est pas nommé. Bernstein cite en exemple la Symphonie n° 9, qui « s’ouvre sur les battements irréguliers du coeur malade de Mahler ». A d’autres occasions, ce sont des mouvements entiers de symphonies qui s’animent gravement au rythme d’une marche funèbre (Symphonies 1, 2 et 5) ou s’emportent d’un pas halluciné (Symphonie n° 6). Ce tiraillement entre la foi juive « le judaïsme est la plus difficile des religions parce qu’il n’y a pas de récompense ultime ailleurs que sur terre » (Leonard Bernstein) et le catholicisme qui promet la résurrection se traduit dans sa musique par de multiples références au monde de l’enfance, période idyllique où le jeune Gustav chantait dans le choeur de l’église et sentit le premier souffle du paradis : « C’est la raison pour laquelle il ne cessa par la suite d’invoquer cette pureté d’esprit enfantine qui était pour dire les choses familièrement son billet pour l’au-delà. Tantôt cette aspiration chrétienne s’exprima dans des choeurs massifs et d’immenses effectifs orchestraux ; tantôt elle apparut littéralement sous une forme enfantine, comme dans le choeur d’enfants de la Troisième symphonie, ou dans la Huitième, pour ne rien dire des deux merveilleuses mélodies que sont Urlicht (Symphonie n° 2) et La Vie céleste (Symphonie n° 4). »
C’est pour cette raison que Bernstein, à l’encontre d’autres chefs, confie le dernier mouvement La Vie céleste de la 4ème non pas à une soprano mais à une voix d’enfant. Une intuition géniale qui, du coup, illumine le final d’une joie supplémentaire, naïve et étrange. La sérénité contemplative de cette musique, comme détachée des réalités terrestres « presque zen », ajoute le chef d’orchestre qui la compare à « l’élan vital » de la mystique bouddhiste, « l’Om cosmique » , et qui atteint son apogée dans l’oeuvre testamentaire qu’est l’Abschied du Chant de la terre, est restituée magnifiquement par la direction hiératique de Leonard Bernstein, interprète visionnaire. Enfin ! Pour un compositeur qui écrivait au coeur de la tourmente et de l’incompréhension : « Mon temps viendra. »
Mahler. The Complete symphonies & orchestral songs (1 coffret de 16 CD Deutsche Grammophon-Polygram).
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