Le lendemain de Noël s’éteignait le plus beau cadeau jamais offert à la soul-music : Curtis Mayfield. Influence fondamentale de la musique actuelle, de la pop au hip-hop, il a appris à faire rimer “danser” et “penser”. Chacun trouvera sa raison personnelle de regretter la disparition de Curtis Mayfield, survenue le dimanche 26 décembre 1999, […]
Le lendemain de Noël s’éteignait le plus beau cadeau jamais offert à la soul-music : Curtis Mayfield. Influence fondamentale de la musique actuelle, de la pop au hip-hop, il a appris à faire rimer « danser » et « penser ».
Chacun trouvera sa raison personnelle de regretter la disparition de Curtis Mayfield, survenue le dimanche 26 décembre 1999, étrange moment de catastrophes en rafales, dans un hôpital de Roswell en Géorgie. Du rappeur qui, sans arrêt depuis vingt ans, a planté l’aiguille de sa platine dans cette intarissable veine de soul au flux bouillant jusqu’au blanc-bec de Manchester qui a cherché à faire aboyer sa guitare de ces wah-wah féroces et puisé en ce groove diabolique des recettes pour empourprer la pop anglaise à chair pâle. De l’amateur pervers des films blaxploitation qui a battu de la semelle l’infernale cadence de Superfly et de Pusherman dans toutes les cinémathèques dignes d’être fréquentées au simple citoyen qui s’est un jour intéressé à la lutte pour les droits civiques des Noirs américains. De l’ancien mod ayant vu tressaillir ses tissus quand les Jam livrèrent une lecture passionnelle de Move on up avant de lâcher prise jusqu’aux retardataires qui entonnèrent l’hymne People get ready grâce à la version qu’en firent les Housemartins sur leur premier album. Ceux enfin qui le croisèrent sans le savoir au détour de samples sur les galettes des Beastie Boys (Egg man), de EPMD (Who killed Jane , Hardcore, Can’t hear nothing but the music), de Mary J. Blige (I’m the only woman, Be happy), de LL Cool J (Soul survivor) et des dizaines d’autres.En quarante années diversement remplies, les dix dernières ne l’étant plus qu’en pointillé, Curtis Mayfield a fait dégonder plus de portes que n’importe qui, il a accompagné, souvent amorcé, quelques-uns des plus importants bouleversements de la musique soul, occupant sans interruption les premiers rôles du doo-wop jusqu’au disco, mêlant constamment conscience et plaisir, profondeur de vue et écume glamoureuse, réunissant l’âme et le lamé dans un même ballet dont il a chorégraphié jusqu’à l’obsession les prudents équilibres. Un genre de funambule sous une carrure de nounours, sans la félinité d’un Marvin Gaye ou la puissance érogène d’un Isaac Hayes, mais avec au moins autant de grâce. On s’étonne à peine, en relisant ses exégètes, de le voir statufié en Bob Dylan noir, et même en Ray Davies de la soul, lui qui fut équitablement un dynamiteur de barrières et un créateur de beauté, prônant la fermeté pacifique et les révolutions de velours, ne sacrifiant jamais le raffinement d’une mélodie ou la plénitude d’un arrangement à la portée d’un slogan.
Il faut enfin réévaluer le maillon jugé faible de son imposante mécanique : sa voix. Ce fameux falsetto à la fragilité coupable dans le monde des stentors du rhythm’n’blues et des roucouleurs sensualistes, perché sur la même brindille que celle de Smokey Robinson et capable comme lui des plus somptueux envols. Il faut dire que Curtis Mayfield est devenu chanteur par défaut, son choix à l’origine s’étant plus volontiers porté sur le rôle dans l’ombre du compositeur et dans celui, complémentaire, du guitariste. Quand, à l’âge de 16 ans, il rejoint les Roosters à l’invitation de Jerry Butler, Mayfield possède déjà une expérience tout-terrain qu’il a acquise au sein de formations gospel de Chicago, puis des Alphatones, son premier groupe. Le leadership des Roosters, lorsqu’ils se rebaptisent The Impressions, appartient encore à la fin des années 50 au charismatique Jerry Butler. C’est lui qui chante sur For your precious love, leur premier hit écrit par Mayfield. Comme à l’époque les maisons de disques préfèrent encore miser sur des chanteurs solo, Butler se voit proposer un contrat individuel par Vee-Jay Records, et la mouture originelle des Impressions vole en éclats. Une chance pour Mayfield, qui reconstruit le groupe en trio et en devient l’axe central. Il continuera néanmoins en parallèle à écrire pour Butler et à l’accompagner sur scène comme il le fera pour d’autres chanteurs au cours des années 60, Major Lance et Gene Chandler en tête.
A la fois hit-maker (pour les labels Okey et Vee-Jay principalement), musicien et arrangeur de session, leader des Impressions et, à partir de 66, patron de ses propres labels, Windy-C puis Curtom, Mayfield contrôle d’un bout à l’autre la production soul chicagoane. Un cas presque unique (l’autre étant, décidément, Smokey Robinson) à l’époque où les frontières sont particulièrement étanches entre les entrepreneurs, les employés aux écritures et les interprètes. Cette liberté possède un revers et les Impressions, malgré un assez enviable débit de hits pendant les sixties (It’s all right, Woman’s got soul, Gypsy woman), souffriront légèrement de n’avoir pas bénéficié d’une force structurelle aussi puissante que celle de Motown ou Atlantic à la même époque, notamment pour conquérir le monde. En revanche, grâce à We’re a winner et People get ready, tous deux lâchés dans les charts en 65 et 68, ils font écho, grâce à la plume affable et pointilleuse de Curtis (plus Martin Luther que Malcolm X dans ses choix politiques), à la lutte des Noirs pour leurs droits et s’arrogent au passage une parcelle de l’histoire en mouvement de tout un peuple.
A la fin des sixties, le parfum n’est néanmoins plus tout à fait le même et la soul devient plus psychédélique en élaborant de nouveaux mariages avec la pop et le rock.
La confection d’albums prend alors le pas sur les déflagrations isolées des singles, la sophistication technologique ouvre de nouvelles perspectives et, par-dessus tout ça, l’inévitable mélancolie de l’âge adulte éclipse les innocences passées. En 70, Curtis Mayfield entame une nouvelle carrière sous son nom et laisse les Impressions en plan avec leurs souvenirs et un nouveau chanteur, Leroy Hudson. Eloignées d’une époque de transit vers une retraite solitaire, les seventies correspondent au contraire à l’épitomé de son génie artistique et les albums Curtis (1970), Roots (1971), la bande originale de Superfly (1972) ou, dans une moindre mesure, Back to the world (1973) sont à la nouvelle ère soul ce que les derniers Beatles furent quelques années auparavant à la pop : la combinaison d’une sorcellerie prodigieuse qui remporte à la fois suffrage populaire et admiration élitiste, donne le ton général de toute une époque et en comprime le nectar, invente au présent ce qui fera office d’étalon plusieurs décennies durant. L’alchimie qu’il peaufine alors tient autour de deux ou trois idées invariables : des bongos qui tracent la route, invitant à une transe lumineuse, une pédale wah-wah qui hachure les mesures et picore la moelle épinière, un baume de violons et des cuivres au souffle laiteux, cette voix enfin qui adoucit les coups de reins de la rythmique funky dans un corps à corps aux langueurs irrésistibles. On souhaite à quelques-uns d’entre vous d’avoir été conçus sur un tel tapis volant et non sur les planches à clous des musiques ordinairement terrestres.
Après le succès mondial de Superfly, soundtrack qui a contribué à hisser un film douteux et mal fichu au rang de classique série B absolu, Curtis Mayfield va passer la seconde partie des seventies à dérouler un savoir-faire toujours un ton au-dessus du lot sans toutefois trop forcer son génie. N’importe lequel de ses albums publiés jusqu’en 1978 comporte sa dose équitable de funk pétillant et de ballades crémeuses, ses réflexions sur l’état du monde et particulièrement de l’Amérique (l’ironique There’s no place like America today) et ses indispensables bluettes ayant pour thème l’amour, la paternité, la fraternité, toujours avec grande classe et dignité. Parallèlement, il continue de distiller ses services pour quelques connaissances dans le besoin : Aretha Franklin (Sparkle), les Staple Singers ou Gladys Knight & The Pips (l’excellente BO de Claudine).
Quand la soul entreprend une nouvelle et fatale mutation vers les démons du disco, Curtis ne baisse pas la garde et dégoupille avec le bouillant et érectile Do it all night (1978), l’un des rares albums de cette nouvelle époque faste pour les singles à tenir correctement la route sur la longueur. Forcément, les eighties et la laideur des premières productions de l’ère digitale n’épargnent aucun des grands soulmen encore en activité, et Curtis fait son possible pour dominer ces machines à faire débander le groove que sont boîtes à rythmes et synthés. Il traverse la décennie presque sans bruit, mal à l’aise sur le nouvel échiquier musical, passablement oublié quoique régulièrement pillé jusqu’à l’os par les générations successives. En août 90, lors d’un concert en plein air à Brooklyn, la chute d’une tour d’éclairage le cloue définitivement dans un fauteuil roulant, paralysé des quatre membres. Aussi, quand en 96 paraît l’album New world order, enregistré dans des conditions qu’on imagine inhabituelles, on parle de miracle là où il faudrait surtout louer les prouesses rationnelles de la technologie. Après l’amputation d’une jambe en 98, Curtis Mayfield a terminé son calvaire à 57 ans, au lendemain du dernier Noël d’un siècle qui lui doit quelques-unes de ses heures les plus incandescentes. Les premières bulles de l’an 2000 avaient d’ailleurs le son de Superfly.
Christophe Conte
La discographie de Curtis Mayfield est disponible chez Charly/Wagram et Edel/Sony.