Alors que les violences continuent au Bahreïn, on s’interroge sur la réelle portée du Printemps de la Perle. Le reportage de Rokhaya Diallo.
Deux ans après le « Printemps de la Perle », Bahreïn est toujours confronté à la violence : le 13 février, un jeune manifestant a été tué dans des heurts avec la police. En février 2011, pourtant : le vent des révolutions arabes souffle sur le petit royaume : des dizaines de milliers de Bahreïnis convergent vers la place de la Perle de Manama, dans la capitale. Ils exigent des élections libres et la fin des discriminations contre les chiites, qui composent entre 60 et 70 % de la population de ce pays gouverné par la dynastie sunnite Al Khalifa depuis plus de deux siècles. En réponse, le pouvoir sollicite son partenaire de toujours, l’Arabie Saoudite, pour faire taire les révoltes. Bilan : trente-cinq manifestants tués et des centaines de Bahreïnis arrêtés. La Commission d’enquête indépendante de Bahreïn (commission Bassiouni) répertorie quarante-six morts, cinq cent cinquante neuf cas de torture et plus de quatre mille salariés licenciés pour avoir manifesté. Devant les retombées de ces violences sur la réputation du royaume méconnu, le gouvernement freine la délivrance de visas aux journalistes étrangers. Et des jeunes issus de milieux privilégiés – majoritairement sunnites – lancent le programme « Discover Bahrain » dont la deuxième édition vient de prendre fin. Son but ? « Promouvoir le pays », selon son directeur Ahmed Buhazza, en montrant sa culture plusieurs fois millénaire, la splendeur de ses paysages, l’hospitalité de ses habitants et surtout – nerf de la guerre – que l’ « on peut librement y faire des affaires ». Ce qu’a bien compris François Hollande – qui a reçu discrètement le roi Hamed ben Issa Al Khalifa à l’Elysée, l’été dernier. Les volontaires du programme sont très affectés par la manière dont les médias internationaux décrivent leur pays, « le plus libéral du Golfe ». Ils se demandent ce que veulent les manifestants : l’éducation est gratuite et il n’y a selon eux « pas de pauvres à Bahreïn ».
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Pourtant, les manifestations sont quotidiennes. Des quatre coins de ce bel archipel, on peut apercevoir la fumée noire qui s’échappe des pneus brûlés dans les rues. « Ce sont des adolescents qui usent de la violence gratuite » déclare Fatima[1], volontaire de Discover Bahrain. « Des chiites qui veulent une République islamique » affirme-t-elle, convaincue qu’ils sont payés par le régime iranien. Ce n’est pas l’avis de Mansoor Al-Jamri, rédacteur en chef du quotidien indépendant Al-Wasat. « Le gouvernement veut transformer les révoltes en un conflit opposant chiites et sunnites. Les médias ont alimenté l’idée d’une connivence avec l’Iran afin d’agiter les sunnites. Ils jouent sur la crainte que la majorité chiite impose une démocratie de façade, en réalité à leur avantage. » Pour ce journaliste taciturne à la parole incisive, les soulèvements n’ont rien de religieux : « A Bahreïn, personne n’a de droits politiques, ni les chiites ni les sunnites. Les gens veulent leur dignité.» ». Le Premier ministre, qui gouverne depuis plus de quarante ans, est l’oncle du roi. Ils nomment ensemble les membres du gouvernement et d’une des deux chambres du Parlement sans laquelle aucune loi ne peut être adoptée.
D’autres journalistes sont plus dubitatifs, tel Abdulla AlMannai, du Bahrain Journalist Association, plus proche du pouvoir : « Notre problème, c’est la religion. Quand un parti va au Paradis, l’autre va en Enfer ». Le jeune journaliste plein de bagou trouve « injuste d’accuser les manifestants de vouloir une République islamique » mais croit que la religion rend la politique « irrationnelle ». Son verdict est définitif : « Les Bahreïnis ne sont pas prêts pour la démocratie ». Mansoor Al-Jamri interroge : « Cela donnerait-il le droit d’interdire les associations de défense des droits humains ou de torturer ? »
Hussain Jawad, président de l’organisation euro-bahreïnie pour les droits humains, connaît bien la question de la torture. Il est le fils de Mohammed Hassan Mohammed Jawad, activiste de premier plan, emprisonné pour avoir « insulté le régime ». « Mon père est le détenu le plus âgé de Bahreïn », raconte-t-il. « Il a été arrêté vingt-six fois au cours de sa vie. A été torturé, a perdu vingt-cinq kilos et se retrouve en fauteuil roulant ». Chiite, il balaie la question religieuse : « des leaders sunnites, tel Ebrahim Sharif, sont détenus ». L’hypothèse de la manipulation iranienne le fait éclater de rire : « La commission Bassiouni l’a formellement démenti.»
Toute sa famille vit les soubresauts politiques à la première personne, son épouse Asma Darwish, célèbre sur la twittosphère, a entamé une grève de la faim lorsque son frère photographe a été incarcéré. `
« Si on tweete que l’on veut changer de Premier ministre, on est arrêté dans la nuit », ajoute-t-il. Son cousin Nabeel Rajab, du Bahrein Center For Human Rights, a été condamné à trois ans de prison, une des charges retenues contre lui était un tweet. Jawad vit à Sitra, île principalement chiite où il a grandi, « l’endroit où les manifestations ont été les plus vives ». Déjà le théâtre de soulèvements dans les années 1990, cette ancienne zone agricole devenue une réserve de pétrole peut exploser en quelques minutes. Parcourant les rues de Bahreïn, guère plus vaste qu’une grande ville, il montre les policiers dont le pays grouille, l’ancien Rond Point de la Perle rebaptisé « Al Farook » et les postes de polices où se déroulent les interrogatoires. Dans certaines zones, les routes sont bloquées par des barrages installés par la population pour freiner les patrouilles et permettre aux familles de se cacher. Il ralentit devant le ministère de l’Intérieur, qui renfermerait une salle de torture visitée par son père. Selon son organisation, plus de quatre-mille personnes ont été torturées dans les « centres d’investigation ». Khalid Marhoon, une des figures du parti d’opposition Islamic Action Society (Amal) proche des chiites, dont de nombreux représentants sont venus grossir les rangs des manifestations de 2011. Il estime que « quatre-cent membres sont détenus ou visés sans accusations concrètes » tandis que son parti islamique conservateur est poursuivi par le régime pour avoir « violé la constitution ».
Le leader politique quadragénaire à l’allure gracile raconte qu’il a lui-même été arrêté chez lui une nuit d’avril 2011, devant sa femme et son bébé : « Dans ma chambre, ils ont demandé mon nom, m’ont fait subir des électrochocs et m’ont frappé ». Incapable de répondre à leurs questions, il est conduit dans une cellule, puis dans les sous-sols du ministère de l’Intérieur où il est quotidiennement battu avant d’être relâché au bout de quatorze jours, lorsque la tête du parti est arrêtée. D’une voix basse, il dénonce les discriminations auxquelles les chiites sont exposés mais considère que « les privilèges des sunnites ne les empêchent pas de souffrir des mêmes maux. Nous voulons que le peuple puisse voter et être élu ; la liberté d’expression et la séparation des pouvoirs ». Quant à l’instauration d’une république islamique avantageant les chiites, il reste évasif : « Les gens peuvent décider de ceux qu’ils veulent ».
Al-Jamri lui, considère que les chiites subissent un « apartheid » qui leur interdit l’accès à la plupart des emplois « dans le domaine militaire, la finance ou la sécurité ». Le pouvoir a fini par engager un processus de dialogue national, auxquels prendront part les partis loyalistes et d’opposition… sans les membres du gouvernement ni de la famille royale. « Un show, pour tenter d’invisibiliser l’anniversaire de la révolution » selon Marhoon. Concernant le futur, Hussain Jawad n’est pas très optimiste. Mais pour lui le Printemps de la Perle a changé Bahreïn : « Les gens n’ont plus peur de s’exprimer, ni de manifester. Quand votre mari, vos enfants, vos frères sont en prison, vous êtes prêt à tout. ».
Rokhaya Diallo
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