Le 18 juillet dernier, New Order retrouvait la scène à Liverpool avec un concert enfin digne et habité. Loin de se contenter d’assurer la simple promotion de Get Ready, le groupe a joué généreux et cinglant, repris amplement Joy Division et présenté son humble nouveau guitariste : Billy Corgan.
Dans une logique typique neworderienne, c’est à Liverpool, la ville ennemie par excellence de Manchester, que New Order avait décidé, le 18 juillet dernier, de réapprendre la vie en commun après quelques fausses reformations scéniques strictement motivées par les impôts sur le revenu.
Liverpool est une ville où l’on parle sans ambages, où l’on vanne sans pitié. Il faut le savoir avant de prendre un taxi. Celui qui nous mène à l’Olympia, un vaste théâtre de stuc qui servit de salle de bingo et où joue New Order, nous le rappelle. « Ah, vous allez à l’Olympia, voir le groupe de pédés ? » Stupeur dans le taxi. « J’vous dis ça car depuis le début de soirée, je ne transporte que des mecs là-haut. Y’a pas une femme dans la file d’attente. Et puis, New Order, ça fait pédé comme nom. »
Peu de femmes, effectivement, dans la salle, qui évoquerait un Olympia parisien après un bombardement. En tout cas, peu de jeunes femmes : les rares à s’être aventurées dans cette banlieue où joue généralement le club de football d’Everton ne sont là que pour accompagner leurs maris, convoquées par la nostalgie de boums étudiantes où ces couples encore sveltes dansaient sur Blue Monday. Sans la moindre publicité, New Order a rempli fastoche ce théâtre de 3 000 places, leur maison de disques ayant profité de l’occasion pour faire venir la presse du monde entier.
Par l’odeur d’événement alléchés, les VIP se pressent : on croise le producteur new-yorkais Arthur Baker, l’endive écossaise Bobby Gillespie de Primal Scream en famille, Bez des Happy Mondays… Dans la salle, la testostérone monte,
en geysers. « New Order, New Order », beuglent les hommes, façon chant de football ces deux mots, ainsi scandés en masse, provoquent un malaise indéniable. Et quand New Order monte finalement sur scène, on voit, partout dans la salle, des visages incrédules, stupéfaits : la plupart des garçons étaient trop jeunes la dernière fois que New Order a tourné en Angleterre et on a l’impression qu’ils ont attendu ce moment toute leur courte vie.
La guitariste/clavier Gillian Gilbert étant retenue à la maison pour s’occuper d’un fils malade, son rôle a été divisé entre deux musiciens : un guitariste/clavier en arrière de scène se charge du gros uvre, Billy Corgan des Smashing Pumpkins morts assure quelques décorations de guitare. La stupeur de voir le groupe en vrai est à peine retombée que l’incrédulité reprend le dessus, quand New Order attaque son retour aux affaires avec un morceau hautement symbolique : le Atmosphere de Joy Division. Jouée brutalement, malmenée, cette chanson sublime provoque d’entrée autant de larmes que de sueur.
Discret, en veste de cuir et en bob enfoncé jusqu’aux yeux, Billy Corgan se réhabitue à l’anonymat, guitariste besogneux qui est interdit, ce soir, de frime, de solos, d’éclats. Barney chante mieux que jamais, la voix toujours distante et plaintive mais ferme. Hook, lui, joue de la basse comme il l’a toujours fait : avec violence et jambes écartées, l’instrument terrifiant en rase-mottes sur le plancher de la scène. Le batteur Stephen Morris tape avec sa légendaire et diabolique précision, qui fait de lui la plus fascinante boîte à rythmes humaine.
Rigolard et à jeun deux nouveautés importantes pour lui , Barney s’amuse avec le public, le prévient que le concert va durer une heure et demie là aussi, une grande nouveauté pour ce groupe généralement pingre de lui-même. Le rapport au public, autrefois perplexe jusqu’au dédaigneux, s’est transformé en une sorte de chaleur, de connivence. Elles aussi débarrassées de la tension et de l’anxiété, les chansons gagnent en souplesse ce qu’elles perdent en urgence. Un traitement apaisant qui réussit à merveille sur des chansons récentes, comme Regret, mais qui fait perdre de la flamboyance à des morceaux d’anthologie, True Faith par exemple, qui fascinaient justement par cet équilibre miraculeux entre la rigueur des rythmiques et la nervosité du chant, l’approximation de la guitare.
En introduisant l’irrésistible Love Vigilantes, Barney tripote son légendaire mélodica de plastique. « Excusez-moi d’être si nul au mélodica, mais j’ai des petits doigts. » Ça ne l’empêche pas de jouer une version sublime de cette merveille, jouée à la fois martiale et joyeuse. A la guitare, Billy Corgan n’en perd pas une miette, chantonnant dans son coin ces chansons qui ont bercé son adolescence et qu’il se retrouve ce soir, miraculeusement, à accompagner.
Puisque New Order a décidé de jouer désormais la transparence, de ne plus avoir de tabous, une deuxième reprise de Joy Division est vite lancée : Isolation devient un genre de drum’n’bass métallique et menaçant, aussi sombre que raté. Sur le toujours aussi émouvant Your Silent Face, on voit des dizaines de téléphones portables surgir, à bout de bras, du public : l’émotion est trop forte, on veut faire partager ce moment rare avec les copains restés à la maison. Il faut une vanne de Barney pour nous faire redescendre sur terre : « Excusez-le, il est timide », dit-il au public en montrant un Billy Corgan de plus en plus effacé.
Après une telle extase, on accepte même avec gratitude une version explosive et tourmentée du pourtant moyen Touched by the End of God. Surtout que New Order enchaîne avec une version scintillante de Bizarre Love Triangle. Plus que les autres, cet hymne rallume le brasier d’une nostalgie collective : dans le public, on s’empoigne, on rit et on pleure en grappes hystériques et émues.
La séparation entre ceux que New Order a entraîné, à la fin des années 80, vers la dance-music et ceux qui sont restés fidèles au rock est alors très nette : les premiers dansent avec habitude et expertise, les seconds avec maladresse mais foi. Le toujours parfait Temptation, intact dans son éblouissante prescience, résiste lui aussi parfaitement
à l’épreuve des années : comment l’air du temps pourrait avoir la moindre prise sur cette chanson pionnière, elle qui lui a indiqué dans quel sens souffler il y a plus de quinze ans, bien avant que les noces entre le rock et le dance-floor ne soient une affaire entendue ? Pour la première fois, Billy Corgan s’aventure, fier, en front de scène, l’instinct de rock-star ravivé par cette chanson fondamentale, vite enchaînée à une version bâclée et frustrante de Love Will Tear us Apart. Une chanson qui laboure l’échine même dans cette version détraquée. La joie de Hooky à jouer, en force, cette légendaire ligne
de basse, est déjà, en soi, un plaisir pour les yeux sinon les oreilles.
Puisque la logique de New Order ne sera pas respectée ce soir, il y aura trois rappels : deux versions un rien poussives du vilain Ruined in a Day puis 60 Miles an Hour, extrait de Get Ready. Le concert s’achèvera sur une lecture obligatoirement cataclysmique de Blue Monday, cette immense chanson que le groupe n’a jamais été capable de jouer hors de son studio.
Ceux qui ont un bracelet blanc (les invités, visiblement aussi nombreux que les payants) se retrouvent ensuite dans le méga-club de Liverpool, le cultissime Cream, où se bousculent généralement les DJ les plus huppés du Royaume. Dans la queue, on retrouve Tony Wilson, le fondateur de Factory Records, star médiatique et découvreur, notamment, de Joy Division. Il embrasse à tour de bras Bez, l’ancien danseur des Happy Mondays. Que l’on verra, quelques instants plus tard, besogner méthodiquement sa copine à quelques dizaines de centimètres du dance-floor, derrière les gigantesques hauts-parleurs. Sexy : ce soir, Bez s’écrit Baise.
La soirée sera chaude et prisée, avec plein de sexe, de drogues, d’alcools, d’animaux soumis, de pop-stars et de journalistes françaises. Mais ça ne vous regarde pas. Dehors, des vendeurs à la sauvette fourguent des sweat-shirts : « New Order, Olympia, 2001 ». Dans quelques mois, à Paris, ils seront toujours d’actualité.