Dans l’Allemagne ravagée par la guerre, ce sont les femmes qui ont déblayé les ruines des villes bombardées. Un mythe fondateur pour le pays.
À la fin de la Seconde guerre mondiale, Berlin et les grandes villes allemandes n’étaient plus que de vastes champs de ruines. La plupart des hommes en âge de travailler étant morts, invalides ou en prison, ce sont les femmes qui s’attelèrent à la tâche colossale de déblayer les décombres qui paralysaient l’Allemagne vaincue. Même si leur participation à la reconstruction du pays est aujourd’hui discutée, les “femmes des ruines” n’en restent pas moins un mythe fondateur de l’Allemagne contemporaine.
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Les images tournées en juin 1945 par l’armée américaine depuis un avion survolant Berlin donnent le vertige : à perte de vue, des immeubles aux toitures arrachées et des façades dont les fenêtres ont été pulvérisées par les 363 bombardements alliés qui ont frappé la ville durant la guerre, la porte de Brandebourg miraculeusement debout au milieu des ruines, Unter den Linden sans ses tilleuls…
“C’était l’heure zéro. Il n’y avait plus rien, plus de lois, tout était détruit. C’était un véritable chaos”, se souvient Helga Cent-Velden. Cette retraitée berlinoise de 88 ans n’en avait que 18 lors de la chute du Troisième Reich. Elle a fait partie de ces milliers de femmes que les Allemands surnomment “Trümmerfrauen” (“femmes des ruines”), qui dès les premiers jours qui suivirent la capitulation de l’Allemagne nazie, le 8 mai 1945, commencèrent à déblayer les gravats sous lesquels croulaient les grandes villes allemandes.
A Berlin, c’est l’Armée rouge qui supervise le nettoyage des rues. Helga Cent-Velden se souvient encore de la colère de l’employée du poste de commandement quand elle lui a expliqué que ses parents n’étaient pas membres du parti nazi et qu’elle-même n’avait jamais fait partie de la Ligue des jeunes filles allemandes, l’équivalent féminin des jeunesses hitlériennes : “Vous voulez tous me faire croire que vous n’étiez pas nazis ?!!”
D’abord affectée à la collecte des munitions qui jonchaient les allées du Tiergarten, la jeune fille est ensuite envoyée sur la Potsdamer Platz à partir du mois de juin 1945 pour déblayer la cour d’un immeuble effondré.
“On était deux. On portait ensemble les pierres les plus lourdes, et on utilisait des pots de confiture pour rassembler les gravats”, se souvient-elle.
Les mains en sang
Contrairement aux nombreuses Trümmerfrauen qui achevaient leurs journées les mains en sang après avoir charrié durant huit heures des pierres et des sceaux remplis de débris, Helga Cent-Velden avait la chance d’avoir des gants. “Il n’y avait pas de tenue de travail, je portais un vieux pantalon de mon père que j’avais fixé à la taille avec un cordon et de vieilles chaussures.”
Le travail était éreintant, mais il permettait d’obtenir la convoitée “Lebensmittelkarte I”, le ticket qui donnait droit à la plus grande ration de nourriture. Après avoir passé sept mois à nettoyer les décombres des immeubles bombardés, la jeune femme a repris ses études pour devenir institutrice, vocation contrariée sous le régime nazi du fait de sa non-adhésion à l’organisation de jeunesse du NSDAP.
Les travaux de déblayage des villes allemandes se sont poursuivis durant des années. Dans certaines villes, comme à Cologne à Würzbourg, près des trois quarts des logements étaient en ruines. “La reconstruction a duré très longtemps. Dans les années cinquante, les décombres faisaient encore partie du quotidien à Berlin. Dans les années 1960, ils ont laissé place aux terrains vagues”, explique Antonia Meiners, auteure d’un livre rendant hommage à ces femmes (1).
“La plupart des pierres que les femmes des ruines récupéraient dans les décombres et nettoyaient à coup de piolet, comme on peut le voir sur les photos de l’époque, ont été réutilisées pour reconstruire la ville.”
Mythe fondateur à l’Ouest comme à l’Est
Au fil des ans, les Trümmerfrauen ont été rejointes par les hommes, leur tâche s’est professionnalisée et mécanisée. Selon les chiffres avancés par l’historienne Leonie Treber, auteure d’une étude très documentée sur le sujet (2), alors qu’on comptait 23 000 femmes contre seulement 7 000 hommes affectés au déblaiement des rues de Berlin en 1945, cette tâche n’était deux ans plus tard effectuée que par 5 000 travailleurs, dont la moitié seulement étaient des femmes.
“On s’est vite rendu compte que cette façon de travailler n’était pas productive et qu’il fallait utiliser des machines et réduire la main-d’œuvre face à des ouvriers spécialisés”, explique Leonie Treber.
Ses recherches montrent que les femmes des ruines sont avant tout un phénomène qui concerne Berlin et les grandes villes de la zone soviétique, telles Dresde et Leipzig. Bien qu’elles aient été minoritaires dans l’ouest de l’Allemagne et que la plupart d’entre elles aient participé à la reconstruction de l’Allemagne non pas par héroïsme ou don de soi mais pour survivre, elles sont devenues un des mythes fondateurs des deux Allemagnes, symbolisant les prémisses du miracle économique à l’Ouest et l’émancipation des femmes.
A Berlin, recouvert à la fin de la Seconde guerre mondiale par 75 millions de tonnes de décombres dont on ne savait que faire, les Trümmerfrauen ont laissé leur empreinte sur la ville en lui inventant une nouvelle géographie : au moins quatorze collines artificielles formées par les gravats ont été dénombrées dans la ville, comme le célèbre Teufelsberg – “la montagne du Diable”, qui renferme à elle seule 26 millions de mètres cubes de gravats et sur laquelle est perchée une ancienne station d’écoute de la NSA, comme nous vous le racontions ici – , ou celle sur laquelle dévale le Volkspark Friedrichshain, érigée autour d’un immense bunker.
Wir haben wieder aufgebaut d’Antonia Meiners (Elisabeth Sandmann Verlag)
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